Une contre-enquête sur le massacre raciste du 24 juin 2022

Index

Border Forensics, en collaboration avec Irídia-Centre de défense des droits de l’homme et l’AMDH-L’Association marocaine des droits humains

Résumé

Le 24 juin 2022, près de deux-mille personnes migrantes ont tenté de traverser la barrière-frontalière séparant la ville de Nador – au nord-est du Maroc – de Melilla – enclave sous contrôle espagnol. La répression violente qui leur a été infligée par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles a transformé le poste-frontière de Barrio Chino en piège mortel, et a abouti à un véritable charnier. Les autorités marocaines ont reconnu 23 décès, mais l’Association Marocaine des Droits Humains à Nador (AMDH) a dénombré au moins 27 personnes tuées lors de cette journée, et plus de 70 personnes demeurent disparues jusqu’à aujourd’hui. Que s’est-il passé le 24 juin 2022 ? Comment et par qui le poste-frontière de Barrio Chino a-t-il été transformé en piège mortel ?

Pour répondre à ces questions, Border Forensics a enquêté pendant plus d’un an avec Irídia-Centre pour la Défense des Droits Humains, l’Association Marocaine des Droits Humains et d’autres acteurs de la société civile des deux côtés de la frontière. Par ailleurs, nous avons bénéficié des conseils complémentaires du Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et Humains (ECCHR). En articulant notre analyse du massacre à travers différentes échelles spatiales et temporelles, nous avons tenté de comprendre non seulement l’enchaînement des évènements et les pratiques des acteurs présents sur place le 24 juin 2022, mais également les conditions structurelles qui ont rendu ce massacre possible, ainsi que la conjoncture politique qui a influé sur l’intensité extrême de la violence. Nous analysons également la violence qui a continué après le 24 juin à travers l’absence d’identification des morts et des disparus, l’impunité pour le massacre et l’acharnement judiciaire contre les personnes migrantes elles-mêmes.

Bien que des zones d’ombre subsistent, les faits que nous avons reconstitués en croisant de nombreux éléments de preuve sont accablants, tant pour les autorités marocaines et espagnoles que pour l’Union européenne (UE) qui les soutient politiquement et financièrement. Les autorités des deux côtés de la frontière doivent faire toute la lumière sur ce massacre, et enfin répondre aux demandes de vérité et de justice des victimes et de leurs familles.

Introduction

Le 24 juin 2022, près de deux-mille personnes migrantes ont tenté de traverser la barrière-frontalière séparant la ville de Nador – au nord-est du Maroc – de Melilla – enclave sous contrôle espagnol. La tentative de passage des migrants, qui a eu lieu au poste frontière de Barrio Chino, a été violemment réprimée par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles. Seules 134 personnes ont réussi à entrer à Melilla et à demander l’asile. 470 personnes ont été refoulées vers le Maroc par les agents espagnols et marocains après avoir traversé vers le côté de la barrière-frontalière contrôlée par l’Espagne. La violence infligée ce jour-là aux personnes migrantes par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles a transformé le poste-frontière de Barrio Chino en piège mortel, et a abouti à un véritable charnier. Les autorités marocaines ont reconnu 23 décès, mais l’Association Marocaine des Droits Humains à Nador a dénombré au moins 27 personnes tuées lors de cette journée, et plus de 70 personnes demeurent disparues jusqu’à aujourd’hui.

Malgré les nombreuses images filmées par différents acteurs et plusieurs rapports publiés par des instances officielles, des associations et des journalistes1AMDH Nador, “La tragédie au poste frontalier de Barrio Chino”, 2022, http://amdh.org.ma/img/upload/contents/fichiers/532/d36ba0efb926c6cfb0705be188d7916c.pdf; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023, https://Irídia.cat/es/publicaciones/vulneracion-de-derechos-humanos-en-la-fs-del-estado-espanol-2021-2022/; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador – Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe-Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « ‘Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort.’ Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla », 2022, https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd; Lighthouse Reports et al., “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022, https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/, de nombreuses zones d’ombre concernant le déroulement des évènements lors de cette journée persistent. En effet, les autorités marocaines et espagnoles sont loin d’avoir fait toute la lumière sur les faits, et ont empêché les enquêtes indépendantes d’accéder à de nombreux éléments de preuve essentiels.

Comment ce déchaînement de violence a-t-il été possible ? Par quels actes spécifiques s’est-il matérialisé ? Qui en est responsable ? Comment et par qui le poste-frontière de Barrio Chino a-t-il été transformé en piège mortel ?

Près de deux ans après les faits, ces questions n’ont jusqu’alors pas trouvé de réponse, et les demandes de vérité et de justice des survivants du massacre et des familles des morts et des disparus n’ont pas été entendues. Au contraire, au lieu d’utiliser les institutions judiciaires pour déterminer les responsables de ce massacre, le Maroc a utilisé son appareil judiciaire pour continuer la répression des survivants, dont plusieurs dizaines ont été condamnés à des peines de prisons pour sanctionner des actes de violence allégués et d’autres délits. Le procureur espagnol n’a quant à lui pas conclu à la présence de preuves de violations, et a clôt son enquête. Par ailleurs, loin d’être démantelée, la barrière-frontalière a été renforcée et, bien que les traversées de la frontière aient diminué depuis le 24 juin 2022, le système de répression raciste à la frontière demeure inchangé.

Commémoration du massacre par les survivants le 29 juin 2022 devant le CETI à Melilla. Photographie : Cléo Marmié, 2022.

C’est pour soutenir la demande de vérité et de justice des victimes du massacre du 24 juin 2022 et de leurs familles et afin de combattre ce régime d’impunité qui permet à la violence de la frontière d’être perpétuée, que Border Forensics, en collaboration avec Irídia, l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) et d’autres acteurs de la société civile des deux côtés de la frontière, a mené une contre-enquête pendant plus d’un an, tout en bénéficiant des conseils complémentaires du Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et Humains (ECCHR). Ensemble, nous avons constitué une équipe transdisciplinaire composée de membres d’associations de défense des droits humains, de journalistes, de chercheur·es spécialisé·es dans l’analyse critique des frontières des politiques migratoires et du racisme anti-Noir·es, mais aussi d’experts en reconstruction spatiale et visuelle, de statisticiens, d’architectes, et de réalisateurs de films documentaires.

Les chercheuses et chercheurs Elsa Tyszler, Maite Daniela Lo Coco et Sani Ladan s’entretiennent avec M., l’un des survivants du massacre. Border Forensics, avril 2023.

En articulant notre analyse du massacre à travers différentes échelles spatiales et temporelles, nous avons tenté de comprendre non seulement l’enchaînement des évènements et les pratiques des acteurs présents sur place le 24 juin 2022, mais également les conditions structurelles qui ont rendu ce massacre possible, ainsi que la conjoncture politique qui a influencé l’intensité sans précédent de la violence. Nous analysons aussi la violence qui a continué après le 24 juin à travers l’absence d’identification des morts et des disparus, l’impunité et le ciblage judiciaire contre les personnes migrantes elles-mêmes.

Notre analyse démontre que les nombreux morts et disparus lors du massacre du 24 juin 2022 n’ont rien d’accidentel. Au contraire, les personnes migrantes ont été orientées à plusieurs reprises vers le poste-frontière de Barrio Chino, et violemment réprimées par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles une fois piégées dans celui-ci. Mais le piège mortel dans lequel les personnes migrantes sont tombées va au-delà de l’architecture du poste-frontière ou de l’enchaînement d’événements survenus le 24 juin. Il a été tissé par des politiques et pratiques opérant dans un espace-temps étendu, incluant les politiques européennes et espagnoles d’externalisation de contrôle des migrations établies depuis plus de deux décennies, la diplomatie migratoire marocaine, l’impunité quant aux violences perpétrées aux cours de nombreuses années, ainsi que la répression raciste quotidienne déployée contre les personnes Noires dans la zone. Ce sont tous ces éléments qui, ensemble, ont formé un piège mortel, que les forces de l’ordre espagnoles et marocaines ont exécuté le 24 juin 2022.

Bien que des zones d’ombre subsistent, les faits que nous avons reconstitués en croisant de nombreux éléments de preuve sont accablants, tant pour les autorités marocaines et espagnoles que pour l’Union européenne qui les soutient politiquement et financièrement. Les autorités des deux côtés de la frontière doivent faire toute la lumière sur ce massacre, et enfin répondre aux demandes de vérité et de justice des victimes et de leurs familles.

Le massacre de Nador-Melilla est, de par le déchaînement de violence directe, les actes de racisme et de deshumanisation extrême et le grand nombre de morts et de disparus, l’un des crimes les plus graves perpétrés dans le cadre de la gestion discriminatoire et militarisée des frontières européennes au cours des 30 dernières années. Cependant, au-delà de son caractère exceptionnel ce massacre exemplifie de manière exacerbée une tendance plus large à la brutalisation de la gestion des frontières et la normalisation des violations perpétrées au nom de leur « protection ». Ainsi, en documentant avec précision les évènements du 24 juin 2022 et en analysant les conditions qui les ont rendus possible, ce sont également ces tendances plus larges que nous cherchons à contester.

Plan du rapport

Afin de répondre à notre question principale « Comment et par qui le poste-frontière de Barrio Chino a-t-il été transformé en piège mortel ? », nous avons déployé une analyse des politiques et pratiques de violence négrophobe en plusieurs chapitres, dont chacun restitue des temporalités et spatialités distinctes : (1) La longue durée de la colonialité et de la négrophobie à la frontière qui crée les conditions de possibilité du massacre ; (2) La conjoncture particulière des rapports diplomatiques changeants entre le Maroc, l’Espagne et l’UE aux cours des mois précédant le 24 juin et les oscillations dans l’intensité de la répression qui en ont résulté ; (3) La journée du massacre ; et (4) La violence dont les victimes du 24 juin continuent de faire l’objet près de deux ans après les faits.

Dans le chapitre 1, qui se fonde principalement sur la recherche doctorale d’Elsa Tyszler2Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla, Presses Universitaires de Vincennes, 2024., le contexte historique, politique et répressif de la frontière Nador-Melilla est retracé. Replonger dans son histoire longue permet de révéler la dimension raciale et coloniale ancienne de cette frontière. L’analyse de l’évolution des législations, politiques et pratiques, permet ensuite de saisir le caractère raciste de la répression anti-migratoire qui a été mis en place par l’Espagne autour des enclaves de Ceuta et Melilla à partir des années 1990, puis à partir des années 2000 côté marocain. Au cours de cette période, un consensus autour d’une figure Noire du danger migratoire émerge et se consolide de part et d’autre de la frontière maroco-espagnole. La répression spécifique ciblant les personnes dites « Subsahariennes » s’observe tant dans le harcèlement sécuritaire quotidien des personnes Noires dans la zone de Nador, que dans les pics de violence que constituent les massacres enregistrés depuis 2005 autour des barrières-frontalières. Notre analyse géostatistique corrobore l’analyse des personnes migrantes elles-mêmes, de chercheur·es, et d’associations concernant la surexposition des personnes migrantes Noires à la violence. Notre analyse des données collectées par l’OIM depuis 2014 démontre que sur les 892 cas documentés de personnes décédées à la frontière, au moins 406 viennent d’Afrique centrale, de l’Est et de l’Ouest, soit 46%. Ce qui émerge ainsi est un régime de domination raciale instauré de part et d’autre de la frontière contre les personnes Noires, que décrivons au chapitre 3 en termes d’ « apartheid frontalier ».

Carte et graphiques statistiques analysant les différentes stratégies de passage à la frontière de Nador-Melilla pour les migrants Noirs et non-Noirs, et l’exposition accrue à la violence et à la mort pour les migrants Noirs. Border Forensics, 2024.

Malgré de nombreuses plaintes déposées par les personnes migrants concernant les violations de leurs droits à la frontière, les droits des personnes migrantes et les normes nationales et internationales qui devraient les protéger sont régulièrement bafoués, et un régime d’impunité a été consolidé, comme le révèle notre analyse en partenariat avec le ECCHR de plus de 10 ans de contentieux.

Les archives de l’impunité | Chronologie interactive présentant les principales étapes et les résultats des tentatives de responsabilisation aux frontières de Ceuta et Melilla pour la période 2014-2022. Border Forensics, 2024.Voir en plein écran

Le déni de l’humanité partagée des personnes migrantes Noires à travers le racisme quotidien et la violence d’une part, et le déni de leurs droits à travers le régime d’impunité qui a été consolidé autour de ces violences d’autre part, se sont combinés pour définir une population – les personnes migrantes Noires – comme étant massacrable.

Le chapitre 2 montre que si la violence négrophobe est continue à la frontière, son intensité varie nettement en fonction de l’état des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne, ainsi qu’entre le Maroc et l’Union européenne. Les analyses produites par Sani Ladan et Maite Daniela Lo Coco d’Irídia et les membres de l’AMDH-Nador qui fondent ce chapitre permettent de voir que la conjoncture particulière des rapports diplomatiques au cours de la période 2021-2022, oscillant entre tensions, rupture et réconciliation entre Rabat et Madrid, ont eu une influence fondamentale sur le niveau de répression sans précédent observé le 24 juin 2022. En effet, alors que dans un contexte de rupture diplomatique depuis mai 2021, les autorités marocaines laissaient passer plus de personnes migrantes à travers la frontière, après la réconciliation diplomatique entre Rabat et Madrid en avril 2022, les forces de l’ordre marocaines vont à nouveau intensifier leur répression, poussant les migrant·es Noir·es à tenter la traversée.

Graphique statistique présentant les arrivées et les décès pour la période 2021-2022. Border Forensics, 2024.

Par ailleurs, les témoignages que nous avons recueillis ainsi que l’analyse d’images satellitaires révèlent un fort degré de préparation, voire de préméditation, de la part des autorités marocaines. Celles-ci semblent d’une part avoir cherché à influencer les migrants pour qu’ils tentent la traversée de la barrière-frontalière sans l’équipement habituel, les rendant plus vulnérables, et d’autre part avoir renforcé la militarisation de la frontière dans les jours précédant le 24 juin, accroissant ainsi l’écart du rapport de force déjà profondément inégalitaire entre migrants et forces de l’ordre.

Le chapitre 3, qui se fonde sur l’analyse de tous les partenaires de l’enquête, retrace précisément l’enchaînement des évènements du 24 juin 2022. En croisant de nombreux éléments de preuves, en particulier les témoignages des survivants recueillis au Maroc et en Espagne, l’analyse de documents officiels, l’analyse de nombreuses images photographiques et vidéographiques prisent par différents acteurs, et en localisant ces sources dans le temps et l’espace, nous produisons une cartographie de chaque étape des évènements, permettant d’analyser les pratiques de violence à l’œuvre.

Carte de l’enchaînement des événements basée sur notre analyse du massacre du 24 juin 2022. Border Forensics 2024.

Notre reconstitution systématique apporte de nouvelles preuves quant aux responsabilités des autorités marocaines et espagnoles, et permet de réfuter leurs versions des faits qui les déchargent de toute responsabilité. Ici également, notre analyse fait émerger une véritable stratégie, dans la mesure où les forces de l’ordre marocaines ont délibérément laissé les personnes migrantes approcher la frontière ce jour-là et les ont ensuite orientées, par la menace répressive, vers le poste-frontière de Barrio-Chino. Canalisées à l’intérieur du poste depuis lequel elles essayaient de passer la frontière pour entrer à Melilla, les personnes migrantes ont d’abord été ciblées par l’utilisation de matériel anti-émeute déployé de toute part par les forces marocaines et espagnoles. Le gazage intense dans un espace confiné, et la panique lors de la tentative de passage, ont certainement produit les premiers morts de cette tuerie. Ce sont ensuite les passages à tabac, principalement perpétrées par les forces marocaines, des personnes restées à l’intérieur du poste et de celles violemment refoulées conjointement par les forces espagnoles et marocaines, qui ont constitué le moment principal, long de plusieurs heures, de violence mortifère. Aucune image de cette phase des évènements n’a été rendue publique jusqu’à présent. Ainsi, si ce déchaînement de violence ne peut être rendu visible, nous le rendons audible à travers les témoignages des survivants. Nous révélons par ailleurs que les forces de l’ordre espagnoles ont elles-mêmes perpétrés de nombreux actes de violence et des violations, notamment en infligeant un traitement inhumain et dégradant aux personnes migrantes interceptées. En renvoyant les personnes migrantes vers le Maroc malgré la connaissance qu’ils avaient de la violence extrême à laquelle celles-ci seraient soumises, les agents espagnols ont contribué à cette violence. Finalement, nous démontrons que si la majorité des morts a eu lieu alors que les migrants étaient sous le contrôle des agents marocains, tous étaient sur le territoire sous juridiction espagnole. Bien que des zones d’ombre subsistent, les faits que nous avons reconstitués sont accablants, tant pour les autorités marocaines qu’espagnoles, ainsi que pour l’Union européenne qui les soutient.

Le chapitre 4 analyse la violence qui a continué d’affecter les rescapé·es après le massacre du 24 juin. En particulier, sur la base du travail de terrain de l’AMDH-Nador et d’autres acteurs de la société civile, il revient sur les déplacements forcés qui ont été organisés par les autorités marocaines juste après la tuerie et l’entrave à l’accès aux hôpitaux et services de santé pour certains des survivants blessés. Il aborde la question de la gestion opaque des cadavres issus du massacre et l’obstruction des possibilités d’identification et de recherche des morts et disparus par les familles des victimes, rendant impossible le deuil pour celles-ci. Il met en lumière également l’acharnement judiciaire vécus par des dizaines de survivants qui se trouvent aujourd’hui dans des geôles marocaines. A travers ces différentes pratiques, la violence du 24 juin continue d’engendrer de la souffrance pour les victimes et leurs familles.

La conclusion lie entre eux ces chapitres et leurs différentes spatialités et temporalités. Nos recherches démontrent que la situation coloniale de cette frontière, les politiques européennes et espagnoles d’externalisation du contrôle des migrations, la diplomatie migratoire marocaine, l’impunité quant aux violences perpétrées, la répression raciste quotidienne déployée contre les personnes Noires dans la zone frontière et l’architecture frontalière, ont, ensemble, formé un piège mortel, que les forces de l’ordre espagnoles et marocaines ont exécuté le 24 juin 2022. Notre reconstitution des faits corrobore de manière terrifiante l’analyse des études Noires selon laquelle « la mort Noire n’est pas un évènement, mais un continuum ».3Norman Ajari, “Forms of Death: Necropolitics, Mourning, and Black Dignity”, Symposium: Canadian Journal of Continental Philosophy 26(1), 2022, p. 175. Le massacre du 24 juin a commencé bien avant ce jour fatidique, et continue jusqu’à aujourd’hui. En regard de notre analyse, nous formulons une série de demandes et de recommandations en réponse au massacre du 24 juin 2022 et pour que la violence à la frontière de Nador-Melilla cesse enfin.

Tout au long de notre contre-enquête, nous laissons une place majeure à la parole, aux expériences, aux analyses, et aux revendications des survivants du massacre. Cette contre-enquête est dédiée à toutes ces personnes en lutte contre le racisme, pour leur dignité, et la reconnaissance de leur humanité et de leurs droits.

La demande de vérité et de justice des survivants du massacre. Border Forensics, 2024.

Méthodologie d’enquête

Si nous décrivons les méthodes spécifiques que nous avons utilisées dans chaque chapitre, ici, nous présentons plus largement les problématiques méthodologiques que nous avons rencontrées, et les orientations méthodologiques que nous avons adoptées en conséquence. Notre enquête a dû répondre à un défi méthodologique et politique fondamental : alors que, malgré la diffusion internationale des images documentant les évènements, ce massacre demeure impuni, y-a-t-il une manière de documenter et d’analyser les évènements qui pourraient contribuer de manière efficace à contester la violence raciste dont témoignent les évènements du 24 juin 2022 ? Ce défi peut être déployé en plusieurs questions clés qui ont influencées l’orientation de notre recherche. Notre réponse peut se résumer dans la combinaison des méthodes d’enquête et de reconstruction forensique des violences et violations aux frontières avec l’analyse critique du colonialisme et du racisme anti-Noir·es.

Face à la profusion d’images du 24 juin, que reste-t-il à révéler ?

De par les enquêtes sur les évènements du 24 juin publiées avant la nôtre, et en particulier les images produites par plusieurs acteurs, filmant depuis différents points de vue, des premières questions se sont imposées à nous : qu’y a-t-il de plus que notre enquête pourrait encore révéler alors que la violence semble avoir été documentée de manière quasi-totale ? Notre enquête peut-elle encore contribuer à la quête de vérité et de justice ? Nous pouvons répondre aujourd’hui par l’affirmative. D’une part, la méthode d’analyse spatiale et visuelle systématique que nous avons déployée pour croiser tous les éléments de preuve accessible offre la reconstitution des évènements dans l’espace et le temps la plus complète à l’heure actuelle. Notre reconstitution éclaire d’une nouvelle lumière la responsabilité des États. D’autre part, la systématicité de notre approche a fait émerger des images qui ont été rendues inaccessibles concernant les moments de plus forte intensité dans le déchaînement de violence contre les personnes migrantes. Nous soulignons ces dissimulations qui étaient rendues plus difficilement perceptibles par la profusion d’images et l’impression de documentation totalisante des faits qui en résultaient.

Pourquoi continuer de révéler la violence et les violations face à un régime d’impunité ?

La diffusion des images documentant la violence et la déshumanisation extrême des personnes migrantes lors des évènements du 24 juin, et l’absence de justice et d’interruption de la violence à la frontière malgré celle-ci, soulève un autre problème. Une documentation plus fine des évènements telle que nous avons tenté de la produire pourra-t-elle enrayer le régime d’impunité pour les morts et les violations à cette frontière ? Pourra-t-elle contribuer à y mettre un terme ? Bien que nous soyons déterminés à mobiliser différentes stratégies juridiques et de plaidoyer, nous publions cette enquête avec pessimisme quant aux futures réponses étatiques, du moins dans l’immédiat. Comme nous le montrons plus loin, le régime d’impunité au niveau national et européen pour les violations à cette frontière est établi de longue date. Le racisme anti-Noir qui fonde la violence à la frontière de Nador-Melilla est également présent dans les institutions du droit. La violence des frontières est par ailleurs structurelle et largement acceptée tant par les citoyen·nes que par les États européens comme un mal nécessaire pour « protéger » l’Europe face à la « menace » que l’arrivée de personnes migrantes du Sud global est censée constituer.

Si la possibilité d’un changement profond mettant fin à la violence à la frontière nous semble ainsi éloignée, nous considérons néanmoins les institutions politiques et légales au niveau national et européen comme des terrains de lutte importants, et sommes déterminés à utiliser les différents outils du contentieux juridique et du plaidoyer pour défendre les droits des personnes migrantes. Par ailleurs, malgré ces limites, nous pensons néanmoins que notre travail de contre-enquête est essentiel pour répondre à la demande de vérité et de reconnaissance exprimée par de nombreux survivants du massacre ainsi que les familles des morts et des disparus, et pour soutenir leur quête de justice face au crime qui a été commis.

Quelles peuvent être les ambivalences liées à la révélation de la violence ?

L’analyse critique formulée par les études Noires (Black Studies), dont cette enquête s’inspire, pose encore un autre défi : est-il possible que la documentation et la diffusion de représentations de la violence négrophobe puissent non seulement être impuissantes pour y mettre un terme, mais l’aggraver ? Aux Etats-Unis, les études Noires ont montré que les effets espérés et supposés de la diffusion d’images de violence – qu’elle mènerait à une condamnation au moins publique, si ce n’est légale, et à terme à l’interruption de la violence – ne se réalise pas lorsque les cibles de la violence sont des personnes Noires. Au contraire, il est possible que la diffusion de ces images de violence contre les personnes Noires contribue à sa banalisation et ainsi à sa perpétuation4Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, 1997; Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016..

Cette critique nous semble fondamentale et, comme nous le discuterons plus loin, nous a mené à développer des stratégies de mobilisation alternatives des images du 24 juin. En effet, nous les avons analysées notamment en dialogue avec les survivants du massacre, comme des éléments de preuve essentiels à la compréhension des faits. Cependant, notre analyse tente également de les mettre à distance afin d’interroger leur production et diffusion comme participant à la violence qu’elles documentent. Refusant de reproduire un regard de surveillance, de sensationnalisme ou de voyeurisme, et exerçant le « regard désobéissant » que Border Forensics a développé au cours de ses enquêtes, nous tentons de rendre visible la violence et la responsabilité des États, tout en protégeant l’identité des personnes et en respectant leur dignité en cachant certaines parties des images5Charles Heller and Lorenzo Pezzani, “A disobedient gaze: strategic interventions in the knowledge(s) of maritime borders.” Postcolonial Studies 16(3), 2013, pp. 289-98..

Au-delà de l’évènement du massacre, quelles sont ses conditions de possibilité ?

Finalement, l’approche critique développée par les études Noires pose encore un autre défi à notre analyse et reconstitution des faits du 24 juin ainsi qu’à notre objectif d’analyser la violence et la responsabilité des États. En effet, celles-ci soulignent que « la mort Noire n’est pas un évènement, mais un continuum qui informe de manière intime l’existence Noire ».6Norman Ajari, “Forms of Death: Necropolitics, Mourning, and Black Dignity”, Symposium: Canadian Journal of Continental Philosophy 26(1), 2022, p. 175. Ainsi, bien que des cas de violence ciblant les personnes Noires puissent être révélés de manière spectaculaire lors d’évènements particuliers – comme lors du massacre du 24 juin 2022, mais également lors des nombreux cas de violences policières racistes – la violence qui s’immisce dans le quotidien des personnes Noires est le plus souvent bien moins spectaculaire et documentée. Or, cette violence quotidienne – souvent invisible et non-reconnue – est essentielle à prendre en compte. Si, comme le note le philosophe Norman Ajari, « la façon dont un Noir meurt dans un monde raciste est en continuité avec la manière dont il est tenu d’y vivre »7Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, 2019, p. 100., nous devons étendre notre analyse au-delà de l’espace-temps du massacre du 24 juin 2022. Notre contre-enquête vise donc également à reconstituer à travers différentes temporalités et spatialités les conditions de possibilité du massacre, ou ce que nous proposons d’appeler la massacrabilité des personnes Noires8Nous proposons ce concept de « massacrabilité » à la suite du concept d’« exterminabilité » formulé par Ghassan Hage en s’inspirant des analyses du philosophe Etienne Balibar. L’exterminabilité renvois pour Hage à la préparation de sujets à l’extermination en les marquant institutionnellement comme de futures victimes potentielles, notamment à travers la catégorisation raciale. L’exterminabilité n’est pas encore l’extermination, mais elle crée les conditions qui rendent possible le déclanchement de processus d’extermination à venir. De même, à travers le concept de massacrabilité, nous désignons le préparation de sujets – ici Noirs – au massacre. Voir Ghassan Hage, “Chapitre 9 : Rappeler l’antiracisme : vers une anthropologie critique de l’exterminabilité” in L’Alterpolitique: Anthropologie critique et imaginaire radical, EuroPhilosophie Éditions, 2021 ; Etienne Balibar, “Difference, Otherness, Exclusion », Parallax 11(1), 2005, pp.19-34.. En particulier, nous analysons le racisme et la déshumanisation quotidienne des personnes Noires à la frontière de Nador-Melilla, ainsi que le régime d’impunité entourant les violences et violations dont elles sont l’objet. Pour cela, nous combinons à travers cette contre-enquête des méthodes de recherche qualitatives telles que la conduite d’entretiens, essentiels pour restituer l’expérience vécue ainsi que les analyses des personnes Noires, avec les outils de reconstitution visuelle, spatiale et d’analyse géostatistique des évènements développés par Border Forensics, permettant de rendre compte de l’évolution de pratiques structurelles et de la surexposition des personnes Noires à différentes formes de violence à la frontière sur le temps long. Dans ce sens, notre approche tente d’articuler l’analyse d’une part de la « causalité minimale » des coups infligés par les forces de l’ordre aux personnes migrantes lors de l’évènement du massacre, et, d’autre part, de la les dissidents espagnols de l’ordre colonial, mais aussi des territoires américains, comme les« causalité maximale » de la violence structurelle qui opère dans un espace-temps9Matthew Fuller et Eyal Weizman, Investigative Aesthetics: Conflicts and Commons in the Politics of Truth, Verso, 2021.. Ce dernier inclut également la phase post-massacre, dans la mesure où l’absence de vérité, de reconnaissance et de justice à la suite du massacre, l’absence d’identification des morts et des disparus, et l’acharnement judiciaire que subissent les victimes, perpétuent la violence sous d’autres formes.

Que pourrait-être une enquête forensique critique, anti-raciste et décoloniale ?

Si les études critiques du racisme et les approches décoloniales ont influencé la définition même de l’objet de notre contre-enquête ainsi que nos méthodologies, nous avons également tenté de laisser ces perspectives influencer la constitution de notre équipe et notre processus de recherche. D’une part, dans les limites de conditions légales, sociales et fondamentalement matérielles différentes, nous avons cherché à collaborer les plus étroitement possibles avec les survivants, et à restituer leurs expériences, analyses et résistances. Par ailleurs, nous avons cherché à assembler une équipe de recherche au-delà des frontières de citoyenneté, de race et de classe, tout en reconnaissant et en tentant de minimiser les inégalités émanant de nos positions sociales différentes et asymétriques. Ensemble, nous avons constitué une vaste équipe composée d’associations de défense des droits humains, de journalistes, de chercheur·es spécialisé·es dans l’analyse critique des frontières, des politiques migratoires et du racisme, d’experts en reconstructions spatiales et visuelles, de statisticiens, d’architectes, de réalisateurs de films documentaires. Notre travail s’est étendu sur plusieurs phases : Collecte de données, notamment sur le terrain (février – juin 2023) ; Analyse des données (septembre – décembre 2023) ; Ecriture et production des reconstructions visuelles et spatiales (janvier – avril 2024).

Notre processus de recherche, à travers cette grande et diverse équipe, a été long, difficile, et parfois marqué par des tensions. Mais il a constitué une étape dans l’expérimentation d’une enquête forensique voulant tendre vers une approche critique, anti-raciste et décoloniale.

Notre approche trouve également son expression dans le style d’écriture adopté à travers ce rapport. Un ton neutre et descriptif prévaut le plus souvent dans des rapports concernant les violations des droits humains, tendant à effacer la position sociale des auteurs et autrices ainsi que leurs orientations politiques. Ici, nous affirmons au contraire notre position, notre engagement, et notre perception non seulement des violations du droit mais de l’injustice qui a été commise, et adoptons une posture réflexive quant aux ambivalences que notre processus de recherche fait émerger. La reconnaissance de notre position fait partie de notre rigueur méthodologique et rend compte de manière transparente de notre perspective sur les faits.

CHAPITRE 1. CONDITIONS STRUCTURELLES : UNE FRONTIÈRE RACIALE ET COLONIALE 

La dimension raciale de la répression à la frontière, dramatiquement révélée le 24 juin 2022, est profondément influencée par l’histoire coloniale des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Notre analyse commence donc par s’ancrer dans ce contexte colonial et son évolution sur la longue durée.

La matrice coloniale de la frontière

La présence espagnole sur cette côte de l’Afrique du Nord commence dès la fin du Moyen-Âge. En 1415, les troupes portugaises conquièrent Ceuta. D’autres conquêtes le long des côte Atlantique de l’Afrique du Nord par les monarques portugais suivent au cours des décennies suivantes. Entre-temps, le royaume de Castille progresse par intermittence sur le territoire du royaume nasride de Grenade. Grenade est conquise en 1492, mettant ainsi fin au dernier royaume musulman d’Al Andalus. Les royaumes de Castille et d’Aragon s’unissent cette année-là pour former ce qui deviendra le royaume d’Espagne. L’avancée militaire du royaume d’Espagne s’étend ensuite à la côte nord de l’Afrique. Il s’agit d’installer des postes militaires destinés à protéger les côtes andalouses des pirates menaçant les routes commerciales (et notamment les galions espagnols chargés de l’or des « Indes », soit des Amériques), mais aussi de contrer l’influence croissante des Ottomans cherchant à s’assurer le contrôle du commerce dans cette zone de la Méditerranée10Ce chapitre historique s’ouvre sur l’expansion impériale mondiale des royaumes espagnol et portugais, respectivement vers les Amériques et le long des côtes africaines. Les conflits inter-impériaux pour de nouvelles conquêtes entre l’Espagne et le Portugal, et avec l’Empire ottoman, ont conduit à une série de campagnes violentes – d’expansion à l’étranger, mais aussi de consolidation du pouvoir à l’intérieur. Les édits qui ont conduit à des conversions forcées ou à des expulsions de résident·es juif·ves et musulman·es de la péninsule ibérique, entre la fin du XVe et le XVIIe siècle, en sont la preuve la plus évidente. Il est à noter qu’au cours des XVIe et XVIIe siècles, ces politiques d’homogénéisation interne de l’identité religieuse ont commencé à porter de moins en moins sur la pratique religieuse et de plus en plus sur la lignée sanguine. Cela a marqué une racialisation de l’identité religieuse et une identité raciale proto-nationale à l’apogée de l’expansion impériale. Voir Maribel Casas et Sebastian Cobarrubias, “Articulating Europe from the Sephardic Margin: Restoring Citizenship for Expulsed Jews, and not Muslims, in Spain?” in Loftsdóttir, K., Hipfl, B., and Ponzanesi, S. (eds.) Creating Europe from the Margins, Routledge, pp. 25-40..

Carte de Melilla, 1774-1775. Museos de Historia, Arqueología y Etnografía de Melilla.

C’est ainsi que Melilla est conquise en 1497 par les Espagnols et devient la première frontera espagnole. À cette époque, le terme de frontera désigne une place militaire avancée en territoire ennemi11Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005.. À partir de l’enclave de Melilla, les souverains espagnols tentent de s’établir sur tout le long de la côte méditerranéenne vers la Tunisie. Conquise en 1415 par les Portugais, Ceuta passe aux mains des Espagnols en 1668.

Rapidement, l’aspect offensif des fronteras se transforme en situation défensive car les Espagnols et les Portugais ne parviennent pas à occuper l’arrière-pays et sont confrontés aux résistances des populations autochtones : les Rifains. La dénomination de presidios, pour les deux enclaves, désigne une prison, car très tôt les deux fonctions sont réunies dans les deux enclaves12Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, Edición Icaria, 2018.. En 1889, Ceuta devient officiellement une prison coloniale où sont emprisonnés les dissidents espagnols de l’ordre colonial, mais aussi des territoires américains, comme les bannis de Cuba, et notamment les esclaves noirs libérés13Romy Sánchez, « Ceuta : quand la barrière de l’Europe était un bagne colonial », Mélanges de la Casa de Velázquez 48(1), 2018, pp. 331-339..

Illustration basée sur une photographie montrant Melilla. Venancio Álvarez Cabrera . “Posesiones españolas en el Rif”. La Ilustración Española y
Americana XXXVII, numéro 40.

Au cours des siècles d’occupation espagnole, la place des militaires est importante à Ceuta et Melilla. Avec l’apparition des officiers africanistas14Mateo Dieste, La ‘hermandad’ hispano-marroquí. Política y religión bajo el Protectorado español en Marruecos (1912–1956), Bellaterra, 2003; Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005; Mimoun Aziza, « Un orientalisme « périphérique » : l’orientalisme espagnol face au passé arabo-musulman de l’Espagne », Maghreb et sciences sociales 1, 2012 ; Fernández Parrilla and Cañete, ”Spanish-Maghribi (Moroccan) relations beyond exceptionalism: A postcolonial perspective”, The Journal of North African Studies 24(1), 2019., dont le plus célèbre est Francisco Franco – le futur dictateur –, une nouvelle génération de soldats trouve dans l’action coloniale sa raison d’être, et fait pression sur le pouvoir politique pour poursuivre la pénétration militaire du Maroc à partir du milieu du XIXe. Ceuta et Melilla deviennent les véritables têtes de ponts de la pénétration coloniale espagnole qui débute par une guerre meurtrière contre la résistance d’Abdelkrim El Khattabi, connu comme la figure de proue du mouvement rifain15Zakya Daoud, Abdelkrim. Une épopée d’or et de sang, Editions Séguier, 1999.. En 1921 se solde une défaite espagnole à Annoual (près de Melilla), appelée « désastre d’Annoual » qui aurait fait entre 900016Luis Miguel Francisco, Morir en África, Editorial Crítica, 2014. et 13 000 morts17Manuel P. Villatoro, « En 1921, los rifeños abrían a los soldados españoles en canal y les quemaban vivos », ABC Historia, 12.08.2016, https://www.abc.es/historia/abci-desastre-annual-1921-rifenos-abrian-soldados-espanoles-canal-y-quemaban-vivos-201608120201_noticia.html dans les rangs espagnols – les chiffres restant méconnus côté rifain. Le « désastre d’Annoual » suscite au sein de l’armée espagnole d’Afrique un « syndrome de la vengeance compulsive »18Sebastian Balfour, Deadly Embrace: Morocco and the Road to the Spanish Civil War, OUP Oxford, 2002., qui se traduit par son obsession pour le castigo (punition) du moro rebelde (maure rebelle) lors de la contre-offensive espagnole dans le Rif19Moro est le terme qui a historiquement été utilisé en Espagne et dans ses colonies marocaines pour désigner la personne de religion islamique. Le mot Maure vient du latin maurus, qui désignait l’habitant de l’ancienne province romaine de Mauritanie. Actuellement, son utilisation en Espagne pour désigner les musulman·es est entendue comme raciste. Mateo Dieste, El ‘moro’ entre los primitivos: el caso del protectorado español en Marruecos, Fundación “la Caixa”, 1997; Francisco Javier García Castaño and Antonia Olmos Alcaraz (eds.), Segregaciones y construcción de la diferencia en la escuela, Trotta, 2012. Le terme peut également être entendu lors d’interactions/d’agressions racists. Voir par exemple Inigo Alexander, “Espagne : une vague de crimes islamophobes balaie le sud du pays”, Middle East Eye, 02.08.21, https://acquiaprod.middleeasteye.net/fr/reportages/espagne-crimes-islamophobes-attaques-musulmans-marocains-murcie-vox. Après plusieurs guerres sanglantes et une alliance franco-espagnole contre la résistance rifaine – notamment dans la guerre du Rif (entre 1921 et 1927), au cours de laquelle des armes chimiques sont utilisées20Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, La guerre du Rif. Maroc 1921-1926, Tallandier, 2008 ; Mohamed Charqi, Armes chimiques de destruction massive sur le Rif, Le monde amazigh, 2015 ; Badiha Nahhass et Zakaria Rhani, « Akhenzir. Le cancer au Rif et ses mémoires coloniales », Revue d’histoire 20 & 21 158(2), 2023. –, un double protectorat espagnol et français est établi au Maroc.

La racialisation de l’Ennemi musulman est historiquement inscrite dans le projet colonial espagnol au Maroc. Dans le cas des enclaves, si les modalités de domination des populations conquises ont été diverses et hétérogènes – à la fois en fonction des sous-groupes ciblés et des transformations des enjeux et des intérêts sur la durée – ces processus sont marqués par la violence militaire et par la répression, y compris dans le sang, appliquées à un groupe constitué comme Ennemi musulman, puis, plus spécifiquement Rifain.

Hormis quelques exceptions de catégories d’indigènes utiles à l’armée ou au commerce espagnol, la population musulmane est bannie des enclaves jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Après l’indépendance marocaine, ségrégation raciale à Ceuta et Melilla

Malgré l’indépendance du Maroc en 1956, les deux villes sont restées sous contrôle espagnol. Au cours du XXe siècle, Ceuta et Melilla sont progressivement peuplées de civils originaires de la péninsule espagnole et du Maroc. La population dite musulmane s’accroît rapidement pour répondre aux besoins en main-d’œuvre liés à l’expansion capitaliste des deux villes. Mais les populations musulmanes vont vivre une ségrégation raciale continue dans les enclaves, traçant une continuité avec leur histoire coloniale. La violence ciblant les populations d’origine marocaine n’est cependant plus tant physique que symbolique, logée dans leur non-inclusion dans la communauté des citoyen·nes des enclaves et de l’Espagne21Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005 ; David Moffette, “Muslim ceuties, migrants and porteadores: race, security, and tolerance at the spanish-moroccan border”, Cahiers canadiens de sociologie 38(4), 2013 ; Alicia Fernandez Garcia, Vivre ensemble. Conflit et cohabitation à Ceuta et Melilla, L’Harmattan, 2017..

En 1958 par exemple, les autorités espagnoles instaurent à Melilla une « carte de statistique » – en fait une simple carte de recensement – pour les Musulman·es qui ne leur accorde aucun droit : pas de résidence légale, pas d’accès à la propriété ou à la circulation vers la Péninsule. Il s’agit de contrôler une partie de la démographie, celle de la population d’origine marocaine.

En 1986, la première étude statistique de la population musulmane à Ceuta et Melilla22Instituto Nacional de Estadística, Estudio estadístico de las comunidades musulmanas de Ceuta y Melilla, 1987. souligne que plus de 75% de la population musulmane des deux villes y est née. En revanche, le pourcentage de personnes possédant la nationalité espagnole parmi elle est très faible : moins de 16% à Ceuta, 34% à Melilla. Ce décalage illustre les réticences de l’administration de l’époque à accorder la nationalité espagnole, une volonté d’éviter l’entrée de Musulman·es dans les institutions municipales et les réactions du secteur españolista de l’opinion publique craignant une « invasion silencieuse »23Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005, p. 48.. Ces agissements des gouvernements de Ceuta et Melilla ont pour conséquence de produire de nombreuses personnes apatrides parmi la population musulmane, alors qu’elle vit, et est souvent née, sur ces territoires réclamés espagnols. Spatialement, cette population est également localisée dans les marges, géographiques, économiques et politiques, des deux villes24Ana Planet, Melilla y Ceuta: espacios-frontera hispano-marroquíes, Biblioteca de Melilla, 1998. À partir de 1985, un mouvement social va se forger pour la reconnaissance des droits juridiques, politiques et sociaux des résident·es musulman·es des enclaves25Un jeune économiste du Parti socialiste ouvrier espagnol, Aomar Mohammedi Duddu, publie un article dans le journal El País qu’il intitule « Légaliser Melilla » et où il dénonce toutes les injustices dont est victime la population musulmane de Melilla : Aomar Mohammedi Duddu, “Legalizar Melilla”, El País, 11.05.1985.
Duddu deviendra leader, avec Hamed Subaire à Ceuta, du mouvement social pour la revendication des droits des résident·es musulmans dans les enclaves.
. Mais il rencontrera de grandes hostilités d’une partie de la population et particulièrement des groupes politiques de droite et d’extrême–droite des deux villes26Duddu, leader de la contestation à Melilla, est lui-même contraint de se réfugier au Maroc en décembre 1986, après avoir fait l’objet d’un mandat d’arrêt, comme d’autres membres du mouvement social. À Ceuta, une manifestation pacifique de femmes musulmanes est violemment réprimée : Avelino Gutierrez, “La policía reprime en Melilla con porras y botes de humo una manifestación pacífica de mujeres musulmanas”, El Pais, 21.01.1986. En janvier 1987, au cours d’une manifestation à Melilla, un jeune musulman est tué et plusieurs dirigeants musulmans sont arrêtés et accusés de sédition. Ils sont remis en liberté le mois suivant, mais la tension restera palpable dans les deux villes.. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que plusieurs milliers de naturalisations sont concédées, mais cela ne résout nullement l’injustice sociale et politique vécue par les populations musulmanes de Ceuta et Melilla.

Photographie d’une manifestation organisée en 1985 par la population musulmane de Ceuta et Melilla pour réclamer des droits politiques et sociaux pour les résidents musulmans des enclaves. ©El Alminar de Melilla, 03.11.85.

En constante augmentation, la population d’origine marocaine suscite encore aujourd’hui les craintes de certains autour de la perte d’ « espagnolité » des enclaves. Une ségrégation sociale et spatiale27Voir David Mofette, “Muslim ceutíes, migrants, and porteadores: Race, security, and tolerance at the Spanish-Moroccan border”, Canadian Journal of Sociology 28(4), pp. 601-622, 2013; Alicia Fernández García, Vivre ensemble : conflit et cohabitation à Ceuta et Melilla, L’Harmattan, 2017. Voir aussi : DN, « Molina: “Los musulmanes soportamos ser ciudadanos de segunda en Melilla” », El Faro de Melilla, 20.08.16, https://elfarodemelilla.es/molina-los-musulmanes-soportamos-ser-ciudadanos-de-segunda-en-melilla/. et des discriminations à tous les niveaux perdurent et sont régulièrement dénoncées par les résident·es musulman·es.

Si, de nos jours, quelques personnes musulmanes sont devenues représentantes politiques et ont obtenu des sièges à l’Assemblée ou dans les Administrations des enclaves, la condition globale des résident·es musulman·es démontre la colonialité vivace du pouvoir régissant encore Ceuta et Melilla, qui, en outre, organise un contrôle accru des circulations aux frontières de ces enclaves, y compris pour les Rifain·es des régions voisin·es.

Pendant près de 40 ans, le statu quo étant respecté entre le Maroc et l’Espagne, et le statut des deux villes restant inchangé, une certaine « coexistence » semble s’être établie entre les deux pays autour des enclaves. En 1991, les deux royaumes signent un traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération28En vertu duquel sept principes généraux sont réciproquement acceptés : le respect du droit international et de l’égalité souveraine, la non-ingérence dans les affaires internes, le non- recours à la menace ou à l’utilisation de force, le règlement pacifique des différends, la coopération pour le développement, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le dialogue entre les cultures et les civilisations. Voir Said Saddiki, « Les clôtures de Ceuta et de Melilla : Une frontière européenne multidimensionnelle », Revue Études Internationales 43(1), 2012, p.64.. Mais, en 1995, dans le cadre de l’achèvement de l’organisation administrative et politique de l’État espagnol, un statut d’autonomie est accordé à Ceuta et Melilla qui deviennent alors des « communes autonomes » (Ciudades Autónomas). Avec ce nouveau statut, l’Espagne cherche, selon l’opinion marocaine, à les intégrer pleinement à son territoire national pour empêcher toute revendication du Maroc. Encore aujourd’hui, côté marocain, Ceuta et Melilla restent officiellement considérées comme des territoires occupés.

Du côté des enclaves, si la menace « musulmane » ou « marocaine » continue d’être brandie par certains groupes politiques, de façon concomitante, une nouvelle figure d’ « envahisseur » commence à être érigée à partir du milieu des années 1990 : celle du migrant en provenance de l’Afrique dite « subsaharienne » tentant de traverser les frontières de Ceuta et Melilla pour se rendre en Europe.

Évolutions politiques, externalisation du contrôle européen et répression à la frontière depuis 1990

A la fin des années 1980, la consolidation d’un espace de libre circulation pour les citoyen·nes européen·nes se solde par le durcissement des conditions d’entrée sur l’ensemble du territoire européen pour les populations du Sud global, et notamment celles des ex-colonies29Zygmunt Bauman, Vies perdues. La mordernité et ses exclus, Payot, 2006 ; Henk Van Houtum, “Human blacklisting: the global apartheid of the EU’s external border regime”, Environment and Planning D: Society and Space 28, 2010 ; Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011.. En réponse aux difficultés croissantes que ces populations rencontrent pour se rendre légalement en Europe, de nouvelles stratégies et géographies de migrations émergent. Différentes zones terrestres et maritimes séparant l’Europe du Sud global deviennent des espaces de tentatives de franchissement des frontières pour les migrant.e.s illégalisé.e.s30Voir Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Armand Collin, 2017.. C’est le cas des enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla qui matérialisent les seules frontières terrestres entre l’Europe et l’Afrique. Après l’adoption de la loi sur les étrangers en 1985313 Ley Orgánica 7/1985, de 1 de julio, sobre derechos y libertades de los extranjeros en España, https://www.boe.es/eli/es/lo/1985/07/01/7 et son adhésion en 199132Ley Orgánica 7/1985, de 1 de julio, sobre derechos y libertades de los extranjeros en España : https://www.boe.es/eli/es/lo/1985/07/01/7 au Traité de Schengen, l’Espagne commence à appliquer une politique de fermeture croissante de ses frontières33Maribel Casas-Cortés et al., “Stretching Borders Beyond Sovereign Territories? Mapping EU and Spain’s Border Externalization Policies”, Geopolitica(s) 2(1), 2010 ; Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011 ; Lorenzo Gabrielli, ”La construction de la politique d’immigration espagnole : Ambiguïtés et ambivalences à travers le cas des migrations ouest-africaines”, thèse de doctorat, Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux, 2011..

Les trajectoires migratoires de différentes populations du Sud global, dont la mobilité est illégalisée, convergent ainsi vers les zones frontalières de de Ceuta et de Melilla, auxquelles elles tentent d’accéder pour ensuite gagner la péninsule Espagnole34Pour une analyse fine des processus sociaux à l’œuvre dans ces migrations transnationales, voir Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011.. D’abord utilisée par les ressortissant·es du Maroc, cette frontière est ensuite devenue zone de passage pour d’autres personnes provenant du reste du Maghreb (principalement d’Algérie), d’Asie (notamment d’Inde et du Bangladesh) et du Moyen-Orient (de Syrie, de Palestine et du Yémen, entre autres). Relativement peu remarquées côté marocain du fait de leurs ressemblances phénotypiques avec les Marocain·nes, les personnes d’Algérie et du Moyen-Orient, illégalisées par les politiques migratoires européennes, tentent le plus souvent le passage de la frontière à pied. Elles se fondent dans la foule traversant les postes-frontières de Ceuta et Melilla – comptant sur le caractère aléatoire des contrôles – se munissent de faux documents leur permettant d’entrer, ou encore versent des pots de vin à des policiers pour qu’ils les laissent passer. D’autres se cachent plutôt dans des véhicules ou tentent parfois la voie maritime de passage. Malgré les possibilités de passer pour ces catégories de migrants, de nombreux cas de difficultés, voire de violence ou de morts ont été recensés, en particulier de mineurs marocains tentant d’entrer à Ceuta et Melilla pour se hisser sur les ferries partant vers la péninsule espagnole35Voir les rapports annuels de l’AMDH-Nador qui mentionnent les cas de violences et de décès de toutes les personnes qui tentent de passer la frontière, y compris marocaines. Voir aussi les travaux de Carolina Kobelinsky, Elisa Floristan Millan, Cléo Marmié.. Les risques d‘exposition à la violence et à la mort s‘agissant des personnes migrantes Noires sont cependant bien plus importants.

Les premiers ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest arrivent à Ceuta et Melilla au milieu des années 1990. Ces derniers sont traités différemment des autres migrants en ce qu’ils sont immédiatement la cible de la violence d’État.

En octobre 1995, à Ceuta, alors que des hommes migrants protestent contre les conditions inhumaines36Voir le témoignage du journaliste Manolo de la Torre dans El pueblo de Ceuta en 2011, cité par APDHA, « Droits de l’Homme à la Frontière Sud », p. 8, 2014, https://www.apdha.org/media/frontiere_sud%202014.pdf de détention après leur entrée dans l’enclave dans l’enceinte d’un bâtiment colonial en ruines, ils sont brutalement réprimés37Voir APDHA, « Droits de l’Homme à la Frontière Sud », 2014, https://www.apdha.org/media/frontiere_sud%202014.pdf; SOS Racismo, « Informe Frontera Sur.1995-2006: 10 años de violación de los derechos humanos », 2006, https://sosracismo.eu/wp-content/uploads/2016/06/Informe-Frontera-SUR-1995-2006.pdf, non seulement par les forces de l’ordre espagnoles mais aussi par une partie de la population civile de Ceuta.

Photographie montrant la répression de migrants Noirs le 11 octobre 1995 à Ceuta, publié dans le journal El Faro de Ceuta. ©El Faro de Ceuta, 1995.

La répression des migrants Noirs à Ceuta lors de ces évènements, exceptionnelle à l’époque, deviendra une pratique courante et normalisée avec la mise en place des expulsions violentes autour des barrières-frontalières de Ceuta et Melilla au cours des années à venir.

La répression espagnole depuis les enclaves et la construction des barrières

Alors qu’après l’indépendance marocaine en 1956, la frontière de Melilla n’était matérialisée que par des bornes posées au sol et une petite clôture informelle, les arrivées de migrants dits « subsahariens », jugées préoccupantes par l’Espagne ainsi que ses homologues européens, vont changer la donne. Les autorités espagnoles – quelle que soit la couleur du parti politique au pouvoir – vont chercher à améliorer l’imperméabilité des espaces frontaliers, avec le soutien politique et financier de l’Union européenne, en multipliant les dispositifs matériels et humains de contrôle et de surveillance. A partir de 1996, les autorités espagnoles érigent une barrière-frontalière, dont la hauteur et la complexité ne cessera d’augmenter au cours des années suivantes38Sur le renforcement des frontières de Ceuta et Melilla, voir par exemple les travaux de : Said Saddiki, “Les clôtures de Ceuta et de Melilla : Une frontière européenne multidimensionnelle”, Revue Études Internationales43(1), 2012; Jaume Castan Pinos, “La fortaleza europea: Schengen, Ceuta y Melilla”, Tesis de Doctorado, Instituto de Estudios Ceutíes, 2014; Ruben Andersson, Illegality, Inc.: Clandestine migration and the business of bordering Europe, University of California Press, 2014; Xavier Ferrer-Gallardo and Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, Edición Icaria, 2018 ; Xavier Ferrer-Gallardo and Lorenzo Gabrielli, “The Fenced Off Cities of Ceuta and Melilla: Mediterranean Nodes of Migrant (Im)Mobility”, in Ricard Zapata-Barrero and Ibrahim Awad (eds.), Migrations in the Mediterranean: IMISCOE Regional Reader, Springer, 2023; Cristina Fuentes Lara, “La fronterización o desterritorización de la frontera hispano-marroquí. La singularidad de Ceuta”, Revista de derecho migratorio y extranjería 49, 2018; Corey Johnson & Reece Jones, “The biopolitics and geopolitics of border enforcement in Melilla”, Territory, Politics, Governance 6(1), 2018; Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019; Carolina Kobelinsky, “Les traces des morts : gestion des corps retrouvés et traitement des corps absents à la frontière hispano-marocaine”, Critique internationale 83(2), 2019; Miguel Acosta-Sánchez, “Ceuta y Melilla en el Espacio Schengen: situación actual y opciones de futuro”, EuroMediterranean Journal of International Law and International Relations 10, 2022. Pour une approche architecturale, voir: Antonio Giraldez López, “El dispositivo frontera: La construcción espacial desde el cuerpo migrante”, doctoral thesis, Universidad Politécnica de Madrid, 2020..

L’armée a installé des barbelés sur la frontière entre Melilla et le Maroc pour l’« imperméabiliser » à la fin de l’année 1996. Photographie : José Manuel Pérez Cabo, publiée dans El País, “La valla que separa Europa de África”, 01.06.17.
Photographie de la construction continue de la barrière frontalière entourant Melilla. Photographie : Alicia Martínez, janvier 2021.

En 2020, la barrière-frontalière atteint 10 mètres, devenant le barrière de séparation frontalière le plus haut du monde. Par ailleurs, l’équipement du haut de la barrière du dispositif dit des « peignes inversés », conçu pour empêcher l’escalade de la clôture, qui a été étendu progressivement tout autour de la frontière depuis l’été 2020, a rendu les passages presque impossibles39Voir : Alicia Martínez, “Colocados los primeros tramos de valla con “peines invertidos””, El Faro de Melilla, 25.08.20, https://elfarodemelilla.es/colocados-primeros-tramos-valla-peines-invertidos/ ; Alicia Martínez, “Melilla, “inmersa” en la segunda fase de colocación de peines invertidos en la valla”, El Faro de Melilla, 28.02.22, https://elfarodemelilla.es/melilla-inmersa-segunda-peines-invertidos-valla/ ; EFE, “El plan para la valla de Melilla tras los últimos saltos: ‘peines invertidos’, sensores y cámaras”, El Confidencial, 09.03.22, https://www.elconfidencial.com/espana/2022-03-09/valla-melilla-3-meses-peines-invertidos-intrusion-saltos_3388680/.. En collaboration avec l’architecte Antonio Giraldez López, nous avons analysé l’évolution historique de l’infrastructure de la clôture frontalière Nador-Melilla. Notre analyse révèle la façon dont les technologies et les composants de la clôture ont constamment évolué en relation avec les conjonctures politiques changeantes, ainsi qu’en réponse à la capacité continue des migrants à traverser.

L’architecture changeante de la frontiere entre Nador et Melilla
Analyse architectural de l’évolution historique de l’infrastructure de la barrière frontalière de Nador-Melilla. Dessin et analyse par Antonio Giraldez López, Border Forensics, 2024.
Dans un accord de 1859, l’Espagne et le Maroc ont défini les limites du territoire de la Place de Melilla en se basant sur le tir de boulets de canon. Cette limite, qui a jeté les bases de la forme territoriale actuelle de l’enclave sous contrôle espagnol, n’était marquée par aucune infrastructure frontalière à l’époque.
Après plusieurs années de conflit entre les Rifains, l’État marocain et les intérêts espagnols au sujet de la propriété, de l’utilisation et des droits fonciers dans la zone neutre convenue entre les deux pays, il a été décidé de redéfinir la ligne de souveraineté. En avril 1891, une commission des deux pays se met d’accord sur une nouvelle démarcation territoriale basée sur la ligne établie en 1859. Cette fois, la ligne est marquée par des « mugas », ou petits postes frontières.
En 1940, selon certaines informations, la ligne virtuelle tracée entre les mugas a été matérialisée par une seule clôture en fil de fer barbelé de 40 cm de haut au cours de cette décennie.
En 1971, une épidémie de choléra en territoire marocain a conduit les autorités de Melilla à fermer le périmètre de la ville en reproduisant la clôture de barbelés.
Alors que la ligne frontalière et son infrastructure avaient évolué lentement au cours des cent dernières années, à partir de 1995, en réponse à la « menace » des passages de migrants noirs, la taille et la forme de la frontière ont commencé à changer rapidement. En 1996, les autorités espagnoles érigent une nouvelle clôture de 3 mètres de haut et à plusieurs niveaux. Elle est construite jusqu’à 20 mètres à l’intérieur du territoire espagnol, découplant de fait la ligne légale de la frontière et l’infrastructure qui la délimite.
La séparation entre la clôture intérieure et extérieure atteint 4 mètres pour permettre à la police de patrouiller à l’intérieur de l’assemblage.
Afin de rendre l’escalade difficile pour les migrants, des fils barbelés sont utilisés à différents endroits de la clôture. Lors de la construction de la clôture, un système de barbelés tridimensionnel est installé sur le côté extérieur. Ce système était destiné à ralentir l’accès grâce à une stratégie de déploiement horizontal.
Un système d’éclairage est également installé le long de la clôture afin d’accroître la visibilité autour du périmètre de la clôture.
En 2000, l’infrastructure frontalière est constituée d’une double clôture et d’un espace tampon. Elle servira de modèle à une série de transformations progressives visant à militariser la frontière au cours des deux décennies suivantes. Malgré cette clôture sophistiquée, les migrants continuent de réussir à la franchir, même si c’est au prix de grands risques. L’utilisation d’échelles fabriquées à partir de matériaux recyclés ou de troncs d’arbres à proximité des camps de migrants est le moyen le plus courant de franchir la frontière.
En réponse à la capacité de franchissement continue des migrants, le gouvernement du président Aznar a décidé en 2005 de renforcer le périmètre frontalier avec un nouveau système encore plus sophistiqué et deux fois plus haut, faisant passer la clôture de 3 à 6 mètres le long de tout le périmètre.
La clôture extérieure est inclinée à 85º afin que la force de gravité joue contre le grimpeur. L’extrémité supérieure du mur d’escalade est repliée, ce qui rend l’inclinaison encore plus forte.
L’une des principales innovations de cette période est le câble de remorquage. Il s’agit d’un treillis de câbles d’acier disposés à différentes hauteurs de manière non linéaire entre les deux structures principales de la clôture. Sa fonction première était de retarder le passage d’une clôture à l’autre jusqu’à 15 minutes et d’empêcher les échelles d’être placées à l’intérieur de la clôture.
L’une des principales innovations de cette période est le câble de remorquage. Il s’agit d’un treillis de câbles d’acier disposés à différentes hauteurs de manière non linéaire entre les deux structures principales de la clôture. Sa fonction première était de retarder le passage d’une clôture à l’autre jusqu’à 15 minutes et d’empêcher les échelles d’être placées à l’intérieur de la clôture.
Un système de vidéosurveillance et une série d’autres mécanismes technologiques sont également incorporés afin de générer une détection précoce des passages à niveau. Ce système alerte les postes de surveillance afin que les troupes puissent être déployées le plus rapidement possible.
L’une des transformations les plus importantes et les plus controversées de la clôture au cours de cette période a été le remplacement du fil de fer barbelé par des « concertinas » – ou accordéons – placés à différentes hauteurs. Le concertina est une évolution du fil de fer barbelé à deux égards : son installation est beaucoup plus rapide car il s’étend dans le sens de la longueur ; il s’avère également être un élément ayant une capacité de blessure beaucoup plus grande, lacérant les corps des migrants lorsqu’ils tentent de traverser.
Un filet anti-escalade est également installé entre les structures métalliques. La distance entre les profils métalliques est inférieure à 20 mm, ce qui empêche le grillage d’être saisi et rend l’escalade plus difficile.
En réponse à ces innovations technologiques, les migrants développent les leurs, comme l’utilisation de crochets leur permettant d’escalader la clôture.
En 2007, suite à la pression publique dénonçant la gravité des blessures et le risque posé aux migrants par les concertinas, ces derniers ont été partiellement retirés de la clôture frontalière au cours des années suivantes.
Cependant, en 2013, dans le contexte d’une augmentation des entrées en Espagne par la barrière de Melilla et d’un nouveau gouvernement, les concertinas sont réintroduites.
À partir de 2014, dans le contexte d’une collaboration croissante entre le Maroc et l’Espagne pour empêcher les passages de migrants noirs, les autorités espagnoles ont commencé à explorer les possibilités d’expansion horizontale de la clôture du côté marocain de la frontière. La première étape a consisté en l’installation superficielle de fils barbelés pour le même usage que celui qui leur avait été donné deux décennies plus tôt : ralentir les passages.
Une clôture de trois mètres de haut surmontée de fils barbelés complète la modification du terrain pour créer des pentes et des pistes d’accès rapide.
En 2018, après de nombreuses controverses et pressions sociales et politiques, les concertinas ont été définitivement retirés en tant qu’élément de finition de la clôture. Le processus durera jusqu’à deux ans.
La ligne de remorquage tridimensionnelle a été supprimée en raison de la faible opérabilité du système, ainsi que pour améliorer la sécurité et l’humanisation de la frontière.
En 2020, la troisième grande réforme de la clôture a été réalisée par le ministre Grande-Marlaska au cours de sa législature, avec l’objectif clair de renforcer la sécurité frontalière aux points les plus sensibles tout en prétendant réduire le danger de la clôture pour les migrants La grande innovation technologique avec laquelle les autorités espagnoles ont cherché à remplacer les concertinas consiste en des « peignes inversés ». Ces structures semi-cylindriques inversées de 1,20 mètre de diamètre rendent l’accès par escalade plus difficile.
La dimension verticale est choisie pour être renforcée en tant que facteur de dissuasion en termes de chute et de difficulté d’escalade. Il s’agit d’augmenter la hauteur de 4 mètres dans les zones présentant un intérêt ou une protection particulière, par exemple à proximité des postes frontières tels que Dique Sur ou Beni Enzar. Le taux de mortalité pour une chute de cette hauteur de 6 m dépasse les 20 %, 14,5 mètres étant le seuil à partir duquel la probabilité de 50 % est dépassée.
Les cylindres métalliques et les peignes inversés sont des systèmes complémentaires. Leur incorporation dépend de l’emplacement le long de la clôture. Tous deux ont en commun d’être des éléments activement non blessants qui remplacent les concertinas. La géométrie et la surface lisse en acier galvanisé du cylindre empêchent de s’agripper ou de grimper facilement.
Au cœur de ce nouveau prototype se trouve une transformation spéciale qui doit encore être mise en œuvre sur l’ensemble du périmètre. Les peignes inversés ou les cylindres métalliques sont deux technologies complétées par des plaques ou des barres métalliques lisses disposées verticalement dans les parties centrale et inférieure de la clôture afin de créer la surface la plus lisse possible pour empêcher l’escalade.
L’analyse de l’évolution de l’infrastructure frontalière Nador-Melilla révèle la manière dont les technologies et les composants de la clôture ont constamment évolué en fonction des conjonctures politiques changeantes, ainsi qu’en réponse à la capacité continue des migrants à traverser.
Les clôtures entourant les enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta, qui sont aujourd’hui les plus hautes du monde, ont servi de laboratoire pour l’expérimentation de nouvelles infrastructures de clôture qui ont inspiré l’érection de nombreuses autres clôtures frontalières à travers l’Europe et le monde.

Malgré une pluralité de personnes migrantes présentes à cette frontière, les ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest sont sur-visibilisés. Ce sont une rhétorique et une imagerie racistes autour des « assauts » de « subsahariens » aux barrières, et des politiques spécifiques visant à les empêcher qui sont déployées, produisant au fil des années la catégorie de « migrants subsahariens » associée à une menace de premier ordre.

À partir des années 2000, mise en œuvre des politiques d’externalisation au Maroc

Dès la fin des années 1990, en plus de la répression mise en place par les autorités espagnoles, le Maroc est appelé par l’Union européenne à contribuer à la « lutte contre l’immigration clandestine ».

C’est par le biais d’une série d’accords et de financements que le Maroc est incité par les États membres de l’UE, et plus particulièrement l’Espagne, à coopérer sur la « gestion des migrations ». Depuis les années 1990, cette coopération prend notamment la forme d’une participation au système de surveillance maritime SIVE40Voir : Nora El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Dalloz, 2015; Leonhard den Hertog, “Funding the eu–Morocco ‘Mobility Partnership’: Of Implementation and Competences”, European Journal of Migration and Law 18, 2016; Nora El Qadim, ”Lutte contre l’immigration irrégulière et conditionnalité de l’aide au développement”, Migrations Société 171, 2018 ; Lorena Gazzotti, Immigration Nation. Aid, Control, and Border Politics in Morocco, Cambridge University Press, 2021; Daniela Lo Coco and Eloísa González Hidalgo, “La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos”, CIDOB 129, 2021; Mehdi Alioua and Chadia Arab, ”Logiques de tri et migrations contrariées au Maroc. Circulations, assignations et contrôles aux frontières de l’Europe”, Migrations et société 191, 2023.. Le Maroc a ainsi été l’un des premiers pays africains à être la cible des politiques d’externalisation de l’Union européenne41Voir: Daniela Lo Coco and Eloísa González Hidalgo, “La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos”, Revista CIDOB d’Afers Internacionals129, 2021..

Cette politique a permis de renforcer la collaboration avec les autorités espagnoles à la frontière dans la lutte contre la migration dite « clandestine » vers l’Europe, mais aussi à atténuer les revendications du Maroc sur « Sebta » et « Mliliya », qu’il considère comme des territoires occupés.

En 2003, la loi n°02-03 est promulguée au Maroc et est identifiée comme une concession aux demandes européennes d’une loi plus sévère sur les questions migratoires42Abdelkrim Belguendouz, “Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement de l’Union européenne : L’exemple du Maroc”, Cultures & Conflits 57, 2005 ; Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011.. Dès lors, et malgré une nouvelle politique migratoire marocaine initiée en 201343Nadia Khrouz, “La pratique du droit des étrangers au Maroc. Essai de praxéologie juridique et politique”, thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, 2016 ; Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017 ; Yousra Abourabi and Jean-Noël Ferrié, “La nouvelle politique migratoire comme instrument diplomatique”, in Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017 ; Sara Bendjelloun, “Mise en œuvre et enjeux diplomatiques de la nouvelle politique migratoire” in Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017., une répression accrue aux frontières ciblant les personnes Noires est observée. Des pratiques de « retours à chaud » aux barrières, menées de concert avec les forces de l’ordre espagnoles que nous détaillons plus loin dans ce chapitre, sont récurrentes44Des deux côtés de la frontière les rapports associatifs sont unanimes, voir par exemple les nombreux rapports de l’APDHA, GADEM, AMDH Nador, Amnesty International et Irídia..

De par sa coopération avec l’Espagne et l’UE, le Maroc est souvent qualifié de « gendarme de l’Europe », une vision réductrice et eurocentrée dans laquelle l’UE impose de manière unilatérale ses politiques au Maroc. Il convient de nuancer cette caractérisation45Nora El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Dalloz, 2015 en reconnaissant la capacité d’acteur du Maroc dans cette relation asymétrique46Nora El Qadim, ”La politique migratoire européenne vue du Maroc : contraintes et opportunités”, Politique Européenne 31, 2010.. Comme nous le verrons pour l’année 2022, l’implication marocaine dans la répression aux frontières de Ceuta et Melilla se déploie avec des oscillations fortes, en fonction de l’état des relations diplomatiques maroco-espagnoles et maroco-européennes, et des avantages négociés. En effet, un équilibre précaire et changeant entre « pression migratoire » et répression à la frontière est nécessaire pour que les États marocain et espagnol puissent négocier et peser dans les rapports diplomatiques bilatéraux avec l’UE et ses États membres.

L’étude sur le temps long des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne, ainsi qu’entre le Maroc et l’Union européenne, fait émerger les vies des personnes migrantes à la frontière, et notamment les personnes Noires Africaines, comme des « pions » sur un échiquier politique, comme l’analysent souvent les premier·es concerné·es47GADEM, « Coûts et blessures », 2018, https://www.gadem-asso.org/couts-et-blessures/ ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019..

Consensus autour d’une figure Noire du danger migratoire

Ainsi, depuis les années 1990, les logiques racistes et répressives espagnoles et marocaines convergent vers la répression des migrant·es Noir·es aux frontières de Ceuta et Melilla48Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla, Presses Universitaires de Vincennes, 2024. Sur la dimension raciale du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnoles, voir aussi notamment : Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011; David Moffette, “Muslim ceuties, migrants and porteadores: race, security, and tolerance at the spanish-moroccan border”, Cahiers canadiens de sociologie 38(4), 2013; Lorena Gazzotti, “Deaths, Borders, and the Exception: Humanitarianism at the Spanish-Moroccan Border”, American Behavioral Scientist64(4), 2019; Jeffrey K. Coleman, The Necropolitical Theater. Race and Immigration on the Contemporary Spanish Stage, Northwestern University Press, 2020; Leslie Gross-Wyrtzen, “Bordering Blackness: The Production of Race in the Morocco-EU Immigration Regime.” PhD thesis, Clark University, 2020; Debarati Sanyal, “Race, Migration, and Security at the Euro-African Border.” Theory & Event 24(1), 2021; Sani Ladan, La luna está en Duala: y mi destino es el conocimiento, Plaza y Janés, 2022 ; Maite Daniela Lo Coco, “Colonialidad y racismo en el sistema de deportación español: prácticas excepcionales y violencia durante las deportaciones a Marruecos”, Migraciones. Publicación Del Instituto Universitario De Estudios Sobre Migraciones 58, 2023; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022”, 2023, https://Irídia.cat/es/publicaciones/vulneracion-de-derechos-humanos-en-la-fs-del-estado-espanol-2021-2022/.. Cette convergence, qui s’établit malgré des conflits anciens et présents entre le Maroc et l’Espagne concernant le statut des enclaves sous contrôle espagnol, est rendue possible par le fait que les personnes Noires constituent une figure consensuelle de leurs logiques racistes respectives.

L’ordre racial marocain a des racines précoloniales – liées à plusieurs siècles de traites de personnes Noires dans l’espace arabo-musulman49Il faut souligner que les circulations entre les régions d’Afrique centrale et de l’Ouest et le Maroc sont très anciennes et informent de processus de racialisation très ancrés. Entre le VIIe et le XIXe siècle, des mouvements forcés ont eu lieu dans le cadre de la traite transsaharienne et des razzias ont été opérées par des monarques africains et des Arabo-Maures (Ould Cheikh, 1985 ; Ndiaye, 2008 ; El Hamel, 2012). Sur cette période, les différentes traites musulmanes auraient conduit à la déportation d’environ 14 millions de personnes (Grenouilleau, 2018). Si le manque de recherches sur les traites dans les mondes musulmans d’Afrique du Nord et d’Orient reste décrié (Trabelsi, 2016), on sait que ces systèmes ont organisé des rapports de soumission et d’esclavage, réduit des populations Noires autochtones du Sahara à la servitude (Timera, 2011) et produit une diaspora noire interne (Naïmi 2004 ; El Hamel, 2006) à la société arabo-berbère marocaine.. L’ordre racial espagnol quant a lui a une généalogie pré-coloniale et coloniale – celle que nous avons évoquée ci-dessus pour les enclaves de Ceuta et Melilla, mais qui s’étend aussi à travers son vaste empire50Voir par exemple : Grunberg, Bernard, “L’esclave noir dans la législation de l’Amérique espagnole des XVIe et XVIIe siècles”, Grenouilleau, Olivier, Esclaves : Une humanité en sursis. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 141-160 ; Rodrigo Y Alharilla, Martin, « Les factoreries négrières espagnoles des côtes africaines (1815-1860) », Outre-Mers, 410-411(1), 2021, pp. 143-167. Il faut aussi rappeler que la Guinée Équatoriale est la deuxième colonie espagnole en Afrique avec le Maroc. Elle n’a été décolonisée qu’en 1968. Sur la colonisation espagnole en Guinée Équatoriale, voir par exemple De Castro, M. y Ndongo D., 1998 ; ou encore Álvarez Chillida, Gonzalo. « Les Missions clarétaines et l’administration coloniale en Guinée espagnole. Une relation conflictuelle (1883-1930) », Histoire, monde et cultures religieuses, 31(3), 2014, pp. 113-131.. À la frontière, ces deux ordres racistes s’imbriquent et font convergence autour de la figure des migrant·es Noir·es51Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, « Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla », Presses Universitaires de Vincennes, 2024.Daniela Lo Coco y Eloísa González Hidalgo, « La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos », CIDOB, n°129, 2021 ; Daniela Lo Coco, ”Colonialidad y racismo en el sistema de deportación español: prácticas excepcionales y violencia durante las deportaciones a Marruecos”, Migraciones. Publicación Del Instituto Universitario De Estudios Sobre Migraciones, n°58, 2023..

Cette convergence permet la prise pour cible des migrant·es Noir·es de part et d’autre de la frontière, puisque ni le Maroc ni l’Espagne ne se reprochent de violenter des « clandestins subsahariens ». En réprimant les migrant·es Noir·es, l’Espagne et le Maroc peuvent performer leurs souverainetés respectives et leur participation dans la lutte contre l’immigration dite clandestine, tout en maintenant leurs intérêts communs à la frontière.

Des agents des forces de l’ordre espagnole et marocaine collaborent pour réprimer violemment une tentative de franchissement de la barrière frontalière de Melilla. Photographie : Jesús Blasco de Avellaneda, 15.06.17.

Visible de par la racialisation dont ils et elles font l’objet, et traqué par les forces de l’ordre, les migrant·es Noir·es sont traité·es de manière différente par rapport aux autres migrants à la frontière, et surexposé·es à la violence. Contrairement aux autres populations – notamment marocaines, algériennes, syriennes, qui parviennent avec plus ou moins de difficultés à tenter le passage au niveau des postes-frontières –, l’accès aux portes d’entrée « normales » des enclaves de Ceuta et Melilla est, en pratique, pour les personnes Noires52Voir par exemple : GADEM, Migreurop, APDHA, La Cimade, ”Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf ; l‘intervention du commissaire aux Droits de l‘Homme du Conseil de l‘Europe : https://rm.coe.int/third-party-intervention-by-the-council-of-europe-commissioner-for-hum/16806dac25 ; la plainte déposée à l‘ONU contre l‘Espagne pour discrimination raciale à la frontière : https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html ; l‘enquête menée par Forensic Architecture : https://forensic-architecture.org/investigation/pushbacks-in-melilla-nd-and-nt-vs-spain ; les chiffres du bureau d‘asile à la frontière de Melilla illustrant l‘impossible accès des personnes Noires à la frontière : https://www.eldiario.es/desalambre/solo-subsaharianos-asilo-inauguracion-melilla_1_3136315.html ; Irídia, ”Frontera Sur – Accesos terrestres”, 2017 ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; voir les déclarations de la Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe publiées en novembre 2022 après sa visite en Espagne : ”il n’existe pas d’accès véritable et effectif à l’asile à la frontière entre Nador, au Maroc, et Melilla. “Dans la pratique, il semble qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’entrer à Melilla et de demander une protection aux autorités compétentes qu’en nageant ou en sautant la clôture, au péril de sa vie.”: https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/spain-should-advance-social-rights-better-guarantee-freedoms-of-expression-and-assembly-and-improve-human-rights-of-refugees-asylum-seekers-and-migran ; Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid, ”España: violaciones al derechos a la vida, uso ilegitimo de la fuerza y la expulsión violenta, sumaria y colectiva en el puesto fronterizo de barrio chino, en melilla, el 24 de junio de 2022”, informe para el Comite contra la tortura de la ONU, 7º periodo de sesiones, 10 – 28 jul 2023 : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en. Plus ces dernières s’approchent des frontières, plus elles rencontrent des formes de répression et de contrainte les ciblant spécifiquement. Il en résulte que les personnes Noires ont beaucoup plus d’occasions d’être soumises à la violence et de mourir que les autres personnes en exil qui tentent de passer ces frontières. Face à la répression qui les cible, les migrant·es Noir·es s’organisent à la frontière mais aussi au-delà, notamment en formant des organisations dirigées par des migrant·es53Par exemple, le Conseil des migrants Subsahariens au Maroc (CMSM) et le Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM) se sont créés dès 2005, et bien d’autres collectifs se sont formés ensuite. Voir le récent site internet du CCSM : https://ccsmmarocorg.com/ Sur les mobilisations de migrants, voir par exemple les travaux de : Mehdi Alioua, “Le « passage au politique » des transmigrants subsahariens au Maroc. Imaginaire migratoire, réorganisation collective et mobilisation politique en situation de migration transnationale.” dans Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes, édité par A. Bensâad, Karthala, 2009 ; Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011 ; Sebastien Bachelet, “Irregular sub-Saharan migrants in Morocco : Illegality, immobility, uncertainty and « adventure » in Rabat”, PhD in Social Anthropology, University of Edinburgh, 2016 ; Emmanuel Mbolela, « Réfugiés », Editions Libertalia, 2017 ; Cynthia Magallanes-Gonzales, “Sub-Saharan Leaders in Morocco’s Migration Industry: Activism, Integration, and Smuggling”, The Journal of North African Studies, 2020..

Négrophobie à la frontière, du harcèlement quotidien aux massacres : Le cas de la zone Nador-Melilla

Si le contrôle migratoire peut s’exercer sur les personnes Noires sur une vaste partie du territoire marocain54Voir notamment : GADEM. 2023. Note du Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étranger·e·s et migrant·e·s (GADEM – Maroc) à l’attention du Comité internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en vue de l’examen du rapport valant dix- neuvième à vingt et unième rapports périodiques du Maroc au cours de la 111ème session du CERD, https://www.gadem-asso.org/note-du-gadem-a-lattention-du-cerd/., il s’intensifie en fonction de leur proximité physique des frontières de Ceuta et Melilla.

La violence ciblant spécifiquement les personnes Noires est particulièrement observable dans la région de la ville marocaine de Nador, proche de Melilla. Ici, la lutte contre l’immigration dite clandestine est qualifiée de « chasse à l’homme Noir » par des personnes migrantes qui la subissent et pour qui la frontière constitue « un système raciste »55Extrait d’un entretien avec Diallo B., jeune Guinéen rencontré en 2016 à Nador par la chercheuse Elsa Tyszler.. En effet, comme l’a dénoncé sur les réseaux sociaux l’AMDH-Nador en 2017 : « Régularisés ou non, étudiants ou non, titulaires d’un visa touristique, les arrestations, même à l’intérieur des maisons, se font sur un seul critère : la couleur noire de la peau ».

La répression étatique et raciste opère à chaque étape de la trajectoire des personnes Noires dans cette zone frontière, de leur arrivée dans la région jusqu’à leur tentative de passage. Nous analysons chacune de ces étapes l’une après l’autre.

Arriver à Nador, être traqué

Arrivant dans la région le plus souvent par bus, les migrants descendent généralement avant Nador, du fait du risque élevé de se faire contrôler ou arrêter à peine le pied posé dans la ville. Les forces auxiliaires marocaines, forces militaires d’appui habituellement chargées du maintien de l’ordre dans le Royaume, ont une mission spécifique dans les zones frontalières. À Nador, le travail de ces militaires est principalement orienté vers le contrôle migratoire. Depuis 2015, des unités spéciales se dédient à la traque des « Subsahariens », comme le rapportent les personnes migrantes et les membres de l’AMDH observant la situation sur place. L’arrestation au faciès peut ainsi avoir lieu à tout moment. C’est pourquoi les personnes se dirigent immédiatement vers des campements de migrants éloignés des centres urbains et situés en forêt.

Se cacher, survivre et s’organiser dans les campements en forêt

Pour essayer d’échapper à la traque les ciblant et tenter le passage de la frontière, les personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest ont construit des campements dans les forêts proches de la frontière. Longtemps, le campement de Gourougou – situé sur le mont du même nom et proche des barrières de Melilla – a concentré la majorité des ressortissant·es d’Afrique centrale et de l’Ouest présent·es à Nador. Mais au fil des années et de la répression, les campements se sont dispersé et éloigné de la frontière, rendant les conditions de survie et d’organisation toujours plus dures. Deux types de campements peuvent être distingués dans les forêts frontalières : ceux où les personnes envisagent une traversée par la mer ou par voiture, avec une population mixte en termes de genre, et ceux à partir desquels (presque exclusivement) des hommes tentent de franchir les barrières par voie terrestre. L’organisation sociale de ces différents types de campements est similaire, avec des chefs de campements et des relations de pouvoir et de solidarité entre eux et le reste des personnes souhaitant traverser la frontière. Dans et à travers ces divers campements, qui sont plus ou moins éphémères, les personnes Noires contestent, négocient l’espace et l’occupent là où aucune spatialité légitime n’est prévue pour elles56La réalité de la vie à Gourougou en 2014 est saisie dans un documentaire co-réalisé par l’un des migrants Noirs qui y vivaient à l’époque dans Les Sauteurs, d’Aboubakar Sidibé, Moritz Siebert et Estephan Wagner, 2016, https://www.berlinale.de/de/2016/programm/201609714.html ; sur les années d’après, voir : Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019..

Le harcèlement militaire et les rafles en forêt

Cependant, les personnes migrantes ne sont pas en sécurité dans les campements où elles se cachent et d’où elles organisent leur passage. Les interventions répétées et inopinées des forces auxiliaires en forêt, notamment au petit matin, sont un des leviers d’une politique qui rend le quotidien invivable et épuise psychologiquement et physiquement les personnes visées. Dans les campements en forêt, il n’y a pas d’accès à l’eau potable, à des commodités d’hygiène, ni de point de ravitaillement. La « forêt c’est pour les animaux, pas pour les humains » déplorent depuis des années les personnes encampées côté marocain57Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019.. Le harcèlement sécuritaire effectué particulièrement par les forces auxiliaires marocaines se matérialise aussi par la destruction régulière des campements par des incendies volontaires.

Photographie montrant des migrants arrêtés lors d’un raid dans la forêt par les forces de l’ordre marocaines. Photographie : Aboubakar Sidibé

Les vols des biens des migrant·es, notamment les téléphones et l’argent, la destruction des documents d’identité, de séjour ou de papiers liés à une demande d’asile, sont des pratiques fréquentes des forces auxiliaires. Des agressions sexuelles commises par des militaires sur des femmes dans les campements sont aussi régulièrement dénoncées58MSF, “Violence sexuelle et migration : la réalité cachée des femmes subsahariennes arrêtées au Maroc sur la route de l’Europe”, 2010, https://www.msf.fr/actualites/violence-sexuelle-et-migration ; MSF, “Violences, vulnérabilités et migration : bloqués aux portes de l’Europe. Un rapport sur les migrants subsahariens en situation irrégulière au Maroc”, 2013, https://www.msf.fr/communiques-presse/violences-vulnerabilite-et-migration-bloques-aux-portes-de-l-europe ; Smaïn Laacher, « De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil », La Dispute, 2010 ; Jane Freedman, “Analysing the gendered insecurities of migration: a case study of female Sub-Saharan african migrants in Morocco”, International Feminist Journal of Politics, n°14(1), 2012 ; Caminando Fronteras, Tras la Frontera, 2017, https://caminandofronteras.org/tras-la-frontera/ ; Alianza por la solidaridad & Helena Maleno Garzon, ”Alzando Voces”, 2018, https://www.alianzaporlasolidaridad.org/axs2020/wp-content/uploads/Informa-Helena-Maleno-2018-Alzando-voces.pdf  ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, « Nous sommes des battantes. » Expériences de femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole, Genre, Sexualité & Société, n°25, 2021..

La répression des tentatives de passage aux barrières de Melilla

L’espace-temps de la répression la plus intense auquel sont exposées les personnes Noires est celui du passage de la frontière, lorsqu’elles tentent d’exercer une liberté de mouvement qu’on leur nie.

Si les autres populations, non-Noires, parviennent à accéder aux portes d’entrée « normales » des enclaves de Ceuta et Melilla, de par la répression qui les cible, il est impossible en pratique pour les personnes Noires d’y accéder et par là-même de déposer une demande d’asile au bureau dédié se trouvant au niveau du poste-frontière de Beni-Ansar depuis 201559Voir : L‘intervention du commissaire aux Droits de l‘Homme du Conseil de l‘Europe : https://rm.coe.int/third-party-intervention-by-the-council-of-europe-commissioner-for-hum/16806dac25 ; la plainte déposée à l‘ONU contre l‘Espagne pour discrimination raciale à la frontière : https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html ; GADEM, Migreurop, APDHA, La Cimade, ”Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf ; l‘enquête menée par Forensic Architecture : https://forensic-architecture.org/investigation/pushbacks-in-melilla-nd-and-nt-vs-spain ; les chiffres du bureau d‘asile à la frontière de Melilla illustrant l‘impossible accès des personnes Noires à la frontière : https://www.eldiario.es/desalambre/solo-subsaharianos-asilo-inauguracion-melilla_1_3136315.html ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid, ”España: violaciones al derechos a la vida, uso ilegitimo de la fuerza y la expulsión violenta, sumaria y colectiva en el puesto fronterizo de barrio chino, en melilla, el 24 de junio de 2022”, informe para el Comite contra la tortura de la ONU, 7º periodo de sesiones, 10 – 28 jul 2023, https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en..

Les autorités espagnoles savent parfaitement que les personnes Noires ne peuvent arriver aux postes-frontières étant donné la traque négrophobe organisée par les autorités marocaines dans le cadre de sa collaboration dans la lutte contre l’immigration vers l’Espagne/l’Europe. Cette ségrégation des modalités de traversée de la frontière est reconnue et décrite par des agents des forces de l’ordre. En 2015, le colonel de la Guardia Civil de Melilla expliquait à une délégation associative :

« Il y a des voies d’entrée utilisées par les Subsahariens : le saut de la barrière, les embarcations en mer, se cacher dans des véhicules. À la différence des Syriens qui passent par le poste de contrôle à la frontière, en général avec des passeports falsifiés ou usurpés. Ici, oui, il y a des Blancs et des Noirs, les Subsahariens ne peuvent pas venir en marchant. »60Extrait d’entretien retranscrit par Elsa Tyszler pour le rapport conjoint : GADEM, Migreurop, APDHA, Cimade, Ceuta & Melilla, Centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf

Des membres de l’association des gardes civils (AUGC) travaillant aux barrières de Melilla confirmaient ce constat :

« Il y a vraiment une question de Blancs et de Noirs. Ça, c’est de la politique, priorité à certaines personnes et pas à d’autres. Pourquoi est-ce que la problématique focalise sur certaines personnes de couleur et pas sur les autres ? En fait, aucune personne Noire ne va demander l’asile car on ne va pas la laisser s’approcher pour le simple fait qu’elle est Noire, alors que si elle est syrienne… Le bureau d’asile à la frontière : c’est juste pour faire taire les gens. Pourquoi ouvrir un bureau asile à la frontière si les gens ne peuvent pas s’en approcher ? Revenez dans quatre ans pour demander si un Noir a pu demander l’asile. Tout ça c’est un gros mensonge (…). »61Extrait d’entretien retranscrit par Elsa Tyszler pour le rapport conjoint : GADEM, Migreurop, APDHA, Cimade, Ceuta & Melilla, Centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf

Cette discrimination a également été reconnue par plusieurs institutions au niveau national et européen. En 2015, l’Espagne est dénoncée devant les Nations Unies pour violation du droit à la non-discrimination. La plainte du Comité René Cassin, ONG de juristes indépendants, oppose alors l’accueil pertinent des demandeurs d’asile syriens à l’impossibilité d’accès aux bureaux d’asile de Ceuta et Melilla pour les « Africains subsahariens », soulignant la discrimination raciale contre ces derniers62Voir : El Diario, “España, denunciada ante la ONU por discriminación racial en la frontera con Marruecos”, 26/06/2015, https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html. En 2016, la Défenseure du peuple en Espagne déclare que « les Subsahariens » n’ont pas accès aux postes-frontières des deux enclaves et, par conséquent, n’ont pas accès aux procédures d’asile63Voir : https://www.defensordelpueblo.es/wp-content/uploads/2016/07/Asilo_en_Espa%C3%B1a_2016.pdf ; https://www.eldiario.es/desalambre/defensora-pueblo-subsaharianos-ceuta-melilla_1_3895808.html. Le représentant du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pour les migrations et les réfugiés parvient à la même conclusion, après sa visite à Melilla en septembre 201864Voir : https://www.ecoi.net/en/document/1443311.html. C’est aussi ce que dira la Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe en 2022 après sa visite en Espagne : « Dans la pratique, il semble qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’entrer à Melilla et de demander une protection aux autorités compétentes qu’en nageant ou en sautant la clôture, au péril de sa vie »65Voir : https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/spain-should-advance-social-rights-better-guarantee-freedoms-of-expression-and-assembly-and-improve-human-rights-of-refugees-asylum-seekers-and-migran ; voir aussi : https://www.eldiario.es/desalambre/solo-subsaharianos-asilo-inauguracion-melilla_1_3136315.html.

L’impossibilité à laquelle sont confrontées les personnes migrantes Noires de traverser par le poste-frontière formellement établi à cet effet est utilisé par les autorités pour criminaliser leur mobilité et délégitimer leurs demandes d’asile66Peu avant l’inauguration des bureaux d’asile aux frontières de Ceuta et Melilla, le ministre de l’Intérieur espagnol Jorge Fernandez Diaz déclarait déjà « qu’il était très clair que, ceux qui tentent de rentrer illégalement en Espagne, en Europe et dans l’espace Schengen à travers les périmètres frontaliers de Ceuta et Melilla, n’auraient pas le droit à cette demande d’asile et à la protection internationale, puisque dorénavant des bureaux habilités à la frontière existent pour ce faire ». Cette affirmation, qu’entrer de façon irrégulière ne donne pas droit à solliciter l’asile, n’a aucune base légale (c’est le cas de la plupart des personnes demandeuses d’asile en Europe), les propos de ce ministre servant alors à légitimer la répression menée aux barrières. El Diario, « Fernández Díaz dice que «quedará claro» que los que saltan la valla no tendrán derecho a pedir asilo », février 2015, https://www.eldiario.es/desalambre/gobierno-oficinas-fronteras-ceuta-melilla_1_4384327.html.

Face à la répression, trois tactiques principales ont ainsi été développées par les ressortissant·es d’Afrique centrale et de l’Ouest pour tenter, malgré tout, le passage de la frontière. Les plus fortuné·es tentent l’entrée – moins risquée pour leur vie – par un poste-frontière, caché·es dans le double fond d’un véhicule. Autrement, elles doivent tenter une traversée payante par la mer – souvent en zodiac – soit vers une des enclaves, soit directement vers la péninsule espagnole. Le franchissement de la barrière est le moyen d’entrée utilisé par les moins doté·es économiquement puisqu’il est « gratuit ». La tentative de franchissement des barrières-frontalières de Melilla constitue l’une des tactiques principales utilisées par les hommes Noirs. Les femmes, considérées comme moins aptes physiquement, sont plutôt assignées à la voie maritime de passage.

Lors des tentatives de passage des barrières, devenues de plus en plus périlleuses à mesure que l’architecture de la frontière a été renforcée, les hommes ne sont pas censés montrer de signes d’agressivité envers les militaires qui les violentent. De nombreux exemples passés montrent que ceux qui ont osé se défendre, en utilisant des pierres ou d’autres objets, ont immédiatement été mis en prison pour « organisation criminelle ». Face à eux, les forces de l’ordre portent et utilisent des armes, et parfois même tuent les migrants pour assurer la défense de la frontière. Les récits des hommes ayant tenté de passer les barrières de Melilla convergent tous vers une même analyse de la violence déployée contre eux : celle-ci est souvent décrite comme intentionnellement excessive – qu’elle provienne des forces marocaines ou espagnoles – et les blessé·es et les décès en sont fréquemment la conséquence67Elsa Tyszler, « Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole », thèse de doctorat en sociologie, 2019..

Les retours à chaud après avoir traversé les barrières-frontalières

Même les personnes qui parviennent à passer la barrière-frontalière entourant l’enclave de Melilla ne sont pas à l’abri d’une expulsion sommaire et immédiate vers le Maroc, et ce malgré les normes établies par le droit international et de l’Union Européenne.

Selon ces normes, une fois que les personnes migrantes ont traversé la frontière espagnole, les agents espagnols doivent faciliter l’enregistrement de toute demande d’asile potentielle, alors qu’il leur est interdit de transférer les migrants aux forces de l’ordre marocaine, en vue du principe de non-refoulement et de la prohibition de la torture.

Cependant, à Ceuta et Melilla, la fonction officielle de la Guardia Civil est depuis longtemps d’empêcher les entrées coûte que coûte. A cette fin, et pour se soustraire à leurs obligations légales, les autorités espagnoles ont développé le concept de « frontière opérationnelle » ou « frontera chicle68Voir l’étude juridique : https://docta.ucm.es/rest/api/core/bitstreams/12990807-af76-4f48-81fd-8c687dc408e3/content» (frontière en chewing-gum) qui, comme l’avance Ayten Gündoğdu , constitue une « fiction juridique qui transforme la frontière d’une ligne fixe en une ligne qui fluctue continuellement »69Ayten Gündoğdu, “From the Colony to the Border: Lawful Lawlessness of Racial Violence.” Dans Lawless Zones, Rightless Subjects: Migration and Asylum in De- and Re-territorialized Borders Regimes, ed. Ayelet Shachar and Seyla Benhabib (Cambridge University Press). 2024..

Ainsi, la frontière est définie au cas par cas et de manière ad hoc, en fonction de la situation à laquelle la Guardia Civil est confrontée au niveau de la barrière-frontalière. Des documents internes de la Guardia Civil, obtenus dans le cadre de procédures pénales relatives à la mort de migrants, ont révélé que dans ces documents la « frontière opérationnelle » était définie par la clôture la plus intérieure de la barrière-frontalière pour les entrées terrestres, et par la première ligne de défense formée par les officiers présents sur la plage pour les entrées maritimes. Toutefois, dans la pratique, seules les personnes qui parviennent à atteindre le Centre de séjour temporaire pour immigrants (CETI) sont à l’abri d’expulsions immédiates et sommaires.

En vertu de ce concept de contrôle des frontières, qui rompt « le lien étroit entre le territoire et la juridiction qui est au cœur des conceptions modernes du droit et de la politique » à fin de nier aux personnes migrantes le « droit d’avoir des droits »70Ayten Gündoğdu. 2024. “From the Colony to the Border: Lawful Lawlessness of Racial Violence.” dans Lawless Zones, Rightless Subjects: Migration and Asylum in De- and Re-territorialized Borders Regimes, ed. Ayelet Shachar and Seyla Benhabib (Cambridge University Press), 2024. la Guardia Civil est en mesure d’intercepter les migrants et de les expulser systématiquement et immédiatement vers le Maroc en les remettant aux autorités marocaines à travers la structure de la barrière-frontalière. Cette pratique est dénoncée depuis des années par des organisations de la société civile et des juristes pour son illégalité et la violence utilisée par les forces qui la mettent en œuvre71Voir par exemple : APDHA, ”Derechos Humanos en la Frontera Sur,“ 2013-2023 ; Migreurop, ”70 organisations espagnoles se joignent à Migreurop pour exiger la fin des refoulements illégaux et le respect des législations nationale, européenne et internationale“, 2014, https://migreurop.org/article2554.html ; Amnistía Internacional, ”El coste humano de la fortaleza europea“, 2014, https://www.amnesty.org/es/documents/EUR05/001/2014/es/  ; GADEM, APDHA,Migreurop, La Cimade, ”Ceuta et Melilla : centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015,  https://www.gadem-asso.org/ceuta-et-melilla-centres-de-tri-a-ciel-ouvert-aux-portes-de-lafrique-2/ ; Irídia, ”Frontera Sur – Accesos terrestres”, 2017 ; Caminando Fronteras, ”Vida en la necrofrontera”, 2020, https://caminandofronteras.org/vida-en-la-necrofrontera/ ; Irídia, ”Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022“, 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf ; Margarita Martínez Escamilla et al, « ‘Hot Returns’: When the State acts outside of the law », Legal Report. (Annex 29 to ND’s Application), 27 June 2014..

Photographie montrant des agents espagnols renvoyant un migrant au Maroc par le poste frontière de Barrio Chino. Photographie : Jesús Blasco de Avellaneda, 01.05.14

Le 1er avril 2015, le gouvernement espagnol a inscrit cette pratique informelle, connue sous le nom de devoluciones en caliente (« refoulements à chaud »), dans la législation espagnole, en la rebaptisant rechazos en frontera72Dixième disposition additionnelle de la loi organique 4/2000, du 11 janvier, introduite par la loi organique 4/2015, du 30 mars, de la loi sur la sécurité citoyenne 4/2015. (« retours à la frontière », une stratégie conçue pour donner une légitimité juridique à des pratiques illégales. Bien que la loi stipule clairement que ces « retours » doivent être conformes au droit international73« 1. Les étrangers détectés à la frontière de démarcation territoriale de Ceuta ou Melilla pendant qu’ils tentent de surmonter les éléments de contention frontaliers pour traverser illégalement la frontière pourront être renvoyés afin d’empêcher leur entrée illégale en Espagne. 2. Dans tous les cas, le renvoi s’effectuera en respectant les normes internationales en matière de droits humains y de protection internationale dont l’Espagne est garante. 3. Les demandes de protection internationale seront formalisées dans les lieux habilités à cet effet aux postes-frontières et elles seront traitées conformément à la législation en vigueur en matière de protection internationale.» (traduction libre du texte de loi espagnol)., elle ne prévoit aucune garantie à cet égard, ce qui conduit à une situation absurde dans laquelle des dispositions légales réaffirment théoriquement des droits fondamentaux, mais sont pratiquement là pour les contourner.

Cette pratique a également été consolidée par la position de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans l’affaire ND et NT c. Espagne (que nous examinons plus loin dans ce chapitre), dans laquelle la Cour a refusé d’appliquer les garanties de la Convention européenne des droits de l’homme au motif que les migrants étaient « coupables » d’avoir franchi la frontière de manière irrégulière.

Ainsi, la pratique des expulsions immédiates et sommaires vers le Maroc demeure inchangée et se poursuit régulièrement aux frontières des deux enclaves, tant sur terre qu’en mer74Voir : Solanes Corella, A., ”Contra la normalización de la ilegalidad: la protección judicial de los extranjeros frente a las expulsiones colectivas y las devoluciones “en caliente””. Cuadernos Electrónicos de Filosofía del Derecho, 2017 ; Sosa Navarro M., ”Devoluciones en caliente a la luz de la doctrina de la conducta culpable: el asunto N.D. y N.T. contra España ante el TEDH”, Revista de Derecho Comunitario Europeo, 2020 ; Irídia, Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022, 2023 ; Marco Aparicio, ”Las “devoluciones en caliente” y la fría razón de Estado. Un análisis de las implicaciones de la jurisprudencia del Tribunal de Estrasburgo en el contexto de la política de fronteras de la Unión Europea”, 13(3), 2023.. Le principe de non-refoulement (établi par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés) et l’interdiction de la torture, tels qu’ils sont inscrits dans la législation espagnole, ne sont pas respectés, puisque même les réfugiés n’ont pas la possibilité de demander protection. Cette pratique est également contraire à la Convention européenne des droits de l’homme.

En plus d’être contraires au droit international, ces « retours à la frontière » sont également effectués de la manière la moins digne qui soit, dans une indifférence absolue quant aux corps des expulsés , sur lesquels sont utilisés des matériaux anti-émeute de manière dangereuse et non homologuée (du spray au poivre directement dans le visage de personnes à peine stables sur des clôtures de 6 mètres de haut), ou en transportant des personnes hors d’Espagne dans des positions extrêmement dangereuses et douloureuses, même lorsqu’elles sont inconscientes, parfois même en traînant leur visage sur le sol. Le traitement déshumanisant des personnes Noires à la frontière a été noté par l’un des juges de la CEDH : « Permettre que des personnes soient rejetées aux frontières terrestres et renvoyées sans que leurs demandes individuelles soient évaluées revient à les traiter comme des animaux. Les migrants ne sont pas du bétail que l’on peut chasser de la sorte »75Juge Pinto de Albuquerque, opinion concordante dans l’affaire MA c. Lituanie, arrêt de la CourEDH de 2018, §29..

Après les expulsions vers le Maroc : arrestations, enfermements et déplacements forcés loin de la frontière

Ceux qui sont interceptés ou expulsés à la frontière sont enfermés dans la région de Nador avant d’être déplacés de force en bus vers différentes régions du Maroc, loin de la frontière. La durée de privation de liberté dans les locaux de police et de gendarmerie, ou encore dans des lieux non officiels tel le centre d’estivage d’Arekmane76Comme régulièrement documenté par l’AMDH-Nador., peut atteindre une semaine. Sans contrôle judiciaire ni procédure légale, les personnes arrêtées sont photographiées et leurs empreintes sont relevées avant que les autorités procèdent à leur éloignement par bus vers le sud du Maroc77Voir les rapports du GADEM ou encore : https://euromedrights.org/wp-content/uploads/2021/04/EN_Chapter-2-Returns-Spain-to-Morocco_Report-Migration.pdf.

Cartographier le continuum de la violence anti-Noire

La documentation et l’analyse établie de longue date par les acteurs de la société civile et des chercheur·es fait ainsi émerger un continuum de violence qui cible les personnes Noires, avant, à travers et après la frontière de Nador-Melilla.

Nous avons collecté, analysé spatialement et visualisé plusieurs sources de données qui permettent de rendre compte, à travers des méthodes d’analyse géostatistique, de la quotidienneté et de la diffusion spatiale des différentes formes que prend la répression à la frontière, ainsi que du caractère raciste de celle-ci.

Depuis 2014, l’AMDH-Nador est l’organisation de défense des droits humains qui documente et analyse de manière la plus régulière et fine la répression des migrant·es Noir·es à cette frontière. En plus de ses rapports annuels, l’AMDH-Nador est très présente sur les réseaux sociaux, en particulier sur Facebook. Nous avons répertorié toutes les publications Facebook de l’association se référant aux différentes formes de répression à la frontière. Puis, après les avoir catégorisées, quantifiées et géolocalisées, nous les avons cartographiées. Bien que les données de l’AMDH-Nador ne soient pas exhaustives, elles démontrent l’omniprésence de la répression dans cette zone frontière, et sa diffusion dans l’espace, donnant ainsi une forme visuelle et analytique à la réalité vécue et décrite par les personnes migrantes Noires depuis de nombreuses années.


Plateforme cartographique interactive montrant l’omniprésence des différentes formes de répression depuis 2014, basée sur les publications Facebook de l’AMDH-Nador. Border Forensics, 2024.Voir en plein écran.

Par ailleurs, il nous a été possible de démontrer statistiquement les trajectoires différentielles des personnes migrantes à la frontière en fonction de leur origine décrite ci-dessus, et en particulier de démontrer statistiquement l’exclusion systématique des personnes Noires des espaces sûrs de migrations via le poste-frontière de Beni-Ensar, où il devrait être possible de déposer une demande d’asile. Entre 2015 et 2018, seules 35 personnes Noires parmi les plus de 524 demandeurs d’asile (7%) ont pu déposer une demande d’asile au poste-frontière de Beni-Ensar, alors que plus de 80% des personnes issues d’Asie du Sud-Ouest ont pu déposer leur demande d’asile à ce poste, sans se voir imposer des trajectoires migratoires mortelles.

Graphiques statistiques présentant des données annuelles concernant les arrivées entre 2014 et 2023, désagrégé en fonction de l’origine. Border Forensics, 2024.
Graphiques statistiques présentant des données annuelles concernant les décès entre 2014 et 2023, désagrégé en fonction de l’origine. Border Forensics, 2024.
Graphiques statistiques présentant le nombre total d’arrivées et de décès enregistrés pour la période 2014-2023, désagrégé selon l’origine. Border Forensics, 2024.

La surexposition des personnes migrantes Noires à la violence et à la mort lors de leurs trajectoires rendues dangereuses par cette exclusion, est également révélée par notre analyse statistique. En effet, l’analyse des données concernant les arrivées à Melilla (Ministère de l’Intérieur espagnol, APDHA, CEAR) et les morts à la frontière (IOM) révèle clairement la sur-représentation des personnes Noires parmi les morts à la frontière. Bien que ces données ne soient pas exhaustives, depuis 2014, l’OIM a compté 892 personnes décédées à la frontière, dont au moins 406 sont Noires, représentant 46% des morts documentés, alors que cette population représente moins de 20% des arrivées documentées par l’Espagne. Le taux de mortalité parmi les personnes tentant de traverser la frontière apparait comme inégalement réparti entre les migrants de différentes nationalités : ce taux est proche de 0 pour les personnes issues d’Asie du Sud-Ouest, et il est 4 fois supérieur pour les personnes Noires que pour les personnes originaires du Maghreb. Il est à noter que ces estimations sont conservatrices : le nombre des personnes décédées est un minimum observé. La catégorie « Inconnu » dans les données des morts recouvre certainement d’autres personnes Noires. Aussi, les arrivées documentées par l’Espagne peuvent être surestimées : une personne refoulée peut être comptabilisée plusieurs fois dans les arrivées. Ces trois éléments indiquent que les statistiques produites sont sous-estimées : il est probable que cette sur-représentativité des personnes Noires mortes à la frontière soit encore plus importante dans la réalité. Ces disparités dans les effectifs des morts selon l’origine des personnes ne sont pas le fruit du hasard : elles sont l’expression de la racialisation de la frontière.

Carte et graphiques statistiques analysant les différentes stratégies de passage à la frontière Nador-Melilla pour les migrants Noirs et non-Noirs, et l’exposition accrue à la violence frontalière et à la mort pour les migrants Noirs. Border Forensics, 2024.

Sur la base de son analyse qualitative, Elsa Tyszler conclut que « la surexposition des personnes Noires à la violence et à la mort démontre à quel point la négrophobie structure les politiques et pratiques de contrôle et de répression maroco-espagnoles »78Elsa Tyszler, « Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole », 2019.. Notre analyse géostatistique corrobore les résultats des analyses qualitatives menées jusqu’ici et permet de souligner l’articulation de différentes formes de répression et de violence ciblant les personnes Noires spécifiquement.

L’analyse de la violence quotidienne déployée aux frontières de Ceuta et Melilla est particulièrement importante car elle reçoit bien moins d’attention que les cas de pics d’intensité de violence qui ont ponctué les 20 dernières années79Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », 2015 ; Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018.. Parmi les cas les plus médiatisés, notons les massacres de 2005 qui ont faitau moins onze morts et des centaines de blessé·es aux frontières de Ceuta et Melilla80Migreurop, Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, 2007.. Un autre cas médiatisé est celui de février 2014, à la plage-frontière de Tarajal (Ceuta) où au moins 14 personnes ont perdu la vie et des dizaines ont été blessées quand la Guardia Civil a attaqué un groupe de migrants qui luttait déjà pour rester à flot en tirant plus de 100 balles en caoutchouc et plusieurs bombes de gaz lacrymogène en l’espace de 21 minutes, créant ainsi des conditions mortelles pour eux81Voir Caminando Fronteras, Informe de análisis de hechos y recopilación de testimonios de la tragedia que tuvo lugar el 6 de Febrero de 2014, 2014 ; Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », 2015 ; Observatorio DESC, Tarajal : Desmontando la impunidad en la frontera Sur, 2017; CEAR, Caso Tarajal: 14 muertes y diez años de impunidad, 01.02.24, https://www.cear.es/caso-tarajal/; ECCHR, Case report on el Tarajal, January 2024, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Case_Report_Ceuta_2024Jan.pdf; Elín and others, Joint submission to the UN Committee against Torture for its examination of Spain’s 7th periodic report: Spain’s ineffective investigation into the deadly Tarajal events of 06/02/2014, June 2023.. Le massacre du 24 juin 2022 à la frontière Nador-Melilla, qui a vu un déchaînement de violence spectaculaire, s’inscrit dans la continuité de cette liste macabre82Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018.. Cependant, la violence raciste quotidienne qui normalise la négrophobie et crée les conditions structurelles rendant ces massacres possibles est, elle, le plus souvent occultée. Notre analyse tente d’analyser à la fois le massacre du 24 juin et la production de la massacrabilité des personnes Noires à la frontière, dont la violence raciste quotidienne est un élément essentiel.

Malgré les demandes de justice, une impunité qui perdure et se renforce

Malgré des cas répétés et documentés de violence mortifère et de violation des droits commis tant par les forces de l’ordre marocaines83Comme le montrent les nombreuses publications des organisations basées au Maroc telle que l’AMDH et le GADEM, et celle des organisations étrangères telles qu’Amnesty International. qu’espagnoles84Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018., et en dépit de plusieurs plaintes déposées par les victimes et leurs familles avec le soutien d’associations de la société civile, ces pratiques n’ont pas été sanctionnées par la loi et continuent d’être perpétrées en toute impunité. Ceci constitue un autre facteur essentiel à la perpétuation et la normalisation de la violence contre les migrant·es Noir·es, qui rend possible les massacres qui ponctuent l’histoire de la frontière de Nador-Melilla.

La lutte pour la justice aux frontières de Ceuta et Melilla a été marquée par les efforts inlassables de la société civile pour obtenir justice devant les tribunaux nationaux et les instances internationales. Nous avons recueilli les informations disponibles sur les procédures en justice pour les violations des droits humains aux frontières de Ceuta et Melilla et les avons analysées avec notre partenaire ECCHR, en reconstituant les principales étapes et les résultats de chaque affaire. Bien que nous analysions plusieurs cas, notre liste de cas n’est pas exhaustive en raison des difficultés d’accès à l’information concernant les procédures pénales au niveau national. Concernant ces dernières, les informations ne sont pas publiques et ne sont accessibles que si elles sont mises à disposition par des acteurs de la société civile ou si les détails de ces procédures sont publiés dans les jugements d’instances internationales, telles que les Comités des Nations Unies ou la Cour européenne des droits de l’homme85Cela est le cas par exemple dans les jugements de Sonko c. Spain (Comité contre la Torture des Nations Unis) ou ND et NT c. Espagne et Doumbe Nnabuchi (Danny) c. Espagne (CEDH). Voir aussi ci-dessous..


Les archives de l’impunité | Chronologie interactive présentant les principales étapes et les résultats des tentatives de responsabilisation aux frontières de Ceuta et Melilla pour la période 2014-2022. Border Forensics, 2024.Voir en plein écran.

La première plainte que nous avons identifiée est l’affaire Sonko c. Espagne, concernant la noyade d’un Sénégalais lors d’une opération de contrôle à la frontière par la Guardia Civil en 200786Sonko c. l’Espagne, Comité contre la Torture des Nations Unis, affaire 368/2008, vues adoptées le 25.11.2011 (CAT/C/47/D/368/2008).. Bien qu’elle soit antérieure à la période 2014-2022 sur laquelle se focalise notre étude, il est important de mentionner cette plainte car elle illustre un schéma qui se répétera à maintes reprises lors d’autres plaintes. Si une enquête a dû être ouverte puisque l’incident impliquait l’existence d’un cadavre, elle aurait été rapidement clôturée par le juge d’instruction sans l’intervention de la famille du défunt par l’intermédiaire du défenseur des droits (Defensora del Pueblo)espagnol et du procureur général espagnol. Malgré la réouverture d’une procédure nationale, l’enquête s’est caractérisée par des délais, un déni de compétence et un refus d’inclure les survivants et la famille du défunt, qui ont donc porté l’affaire devant le Comité des Nations Unies Contre la Torture (CAT), avec l’aide de la société civile, en octobre 2008. Bien que la procédure nationale ait été archivée, l’affaire a conduit à la condamnation de l’Espagne par le CAT en novembre 2011. Malgré cette victoire, les recommandations par le CAT sur la réouverture de l’enquête et le paiement de dommages à la famille du défunt seront ignorées par l’Espagne87Sonko v Spain, CAT 368/2008, adopted views of 25.11.2011; Rights International Spain, Comments on the report presented by Spain to the UN CAT for the VI periodic review.. Les étapes et les résultats de cette affaire révèlent de manière frappante l’absence de recours juridique au niveau espagnol, mais aussi le manque d’exécution des jugements par les autorités espagnoles, même lorsque la responsabilité de l’état est établie à un niveau supranational.

Les enquêtes nationales ultérieures suivront le même schéma que l’affaire Sonko c. Espagne. Ainsi, le cas emblématique de la Playa del Tarajal constitue la procédure la plus longue en matière de violence et de décès à la frontière de Ceuta et Melilla, c’est à dire de 2014 à 2022.88CEAR, « Caso Tarajal: 14 muertes y diez años de impunidad » 01 febrero, 2024, https://www.cear.es/caso-tarajal/ ; Elin, ECCHR and Andalucia Acoge, joint submission to the UN Committee against Torture for its examination of Spain’s 7th periodic report: Spain’s ineffective investigation into the deadly Tarajal events of 06/02/2014, 12.06.2023, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Analysis_of_Spain_s_ineffective_investigation_into_deadly_2014_Tarajal_events__July_2023_.pdf Cette instruction est également caractérisée par un déni de compétence initial, suivi par l’exclusion des survivants ainsi que des familles des personnes décédées , et par le refus d’enquêter et de clarifier les faits les plus élémentaires. Après une série de clôtures dramatiques – y compris juste après l’inculpation des officiers et la décision d’ouverture de procès – l’affaire sera définitivement classée en mai 2022. Au cours de ce processus, grâce à aux efforts d’une société civile infatigable, certaines informations seront obtenues et deux survivants sur trois seront entendus comme témoins, bien que leurs témoignages soient ensuite rejetés comme étant sans valeur probatoire, du fait de “l’attitude” et “le manque de coopération” des témoins (sans exemple aucun), deux des stéréotypes anti-Noirs classiques89Blake and Epstein, Listening to black women and girls: lived experiences of adultification bias, Georgetown Law Centre on Poverty and Inequality, 2019, pp.4-5, https://www.law.georgetown.edu/poverty-inequality-center/wp-content/uploads/sites/14/2019/05/Listening-to-Black-Women-and-Girls.pdf; Van Cleve, “Systemic triage: implicit racial bias in the criminal courtroom”, The Yale Law Journal, 2016, p.882, https://www.courts.ca.gov/documents/BTB24-PreCon2D-3.pdf; Rachlinski et al., “Does unconscious racial bias affect trial judges”, Cornwell Law School, 2009, https://scholarship.law.cornell.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1691&context=facpub Le classement de l’affaire a été contesté à la fois au niveau national devant la Cour constitutionnelle90CEAR, “CEAR celebra que el Tribunal Constitucional admita a trámite el recurso de amparo por el caso Tarajal”, 28.06.2023, https://www.cear.es/recurso-amparo-caso-tarajal/. et au niveau international devant le Comité contre la torture des Nations Unies.91ECCHR, Ludovic N. c. Spain: case summary, 01.02.2024, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Jan_24_Summary_Ceuta_case.pdf. Les deux procédures sont encore en cours au moment de la publication de ce rapport.

L’année 2014 a également été marquée par une série d’expulsions donnant lieu à plusieurs affaires connexes, se déroulant en parallèle devant les juridictions pénales nationales et la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’affaire phare ND et NT c. Espagne, qui consacrera l’impunité espagnole au plus haut niveau européen (voir ci-dessous). Ainsi, suite à trois instances d’expulsions en juin, août et octobre 2014, des ONG ont déposé des plaintes pénales devant le pouvoir judiciaire à Melilla, conduisant à l’ouverture d’enquêtes contre des officiers réguliers ainsi que contre le chef de la Guardia Civil de Melilla. Ici aussi, suivant l’ancrage de la pratique des retours à chaud dans le droit national par une réforme législative en avril 2015, les deux d’affaires seront classées après avoir obtenu que des charges soient retenues contre le chef de la Guardia Civil à Melilla. Entre-temps, trois des personnes expulsées lors des incidents susmentionnés ont porté plainte contre l’Espagne devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, ce qui a donné lieu aux affaires ND et NT c. Espagne et Doumbe Nnabuchi (Danny) c. Espagne. Le cas de ND et NT abouta d’abord à une condamnation unanime de l’Espagne en 2017 par la cour en chambre simple, puis à un revirement spectaculaire et à une légitimation unanime de la politique par la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en 2020. Un an plus tard, trois juges décident que Doumbe Nnabuchi – ainsi qu’une autre affaire concernant des retours à chaud à Ceuta, MB et RA c. Espagne– sont tout simplement irrecevables et ne seront pas examinés plus avant par la Cour européenne des droits de l’homme, sur la base de l’arrêt ND et NT de 202092Pour une analyse plus détailée de ces cas et de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, D. Rodrik and H. Hakiki, “Accessing borders, accessing justice? The European Court of Human Rights’ jurisprudence on pushbacks at land borders,”, Asyl, Schweizerische Zeitschrift für Asylrecht und –praxis ǀ Revue Suisse pour la pratique et le droit d’asile, 1, 2023.. Les tentatives ultérieures de responsabilisation devant la Cour européenne des droits de l’homme seront rejetées encore plus rapidement. Au niveau national, l’arrêt de la Grande Chambre dans les affaires ND et NT a également conduit la Cour constitutionnelle espagnole à refuser de juger inconstitutionnelle la réforme législative inscrivant cette pratique dans le droit national93El País, El Tribunal Constitucional avala las devoluciones en caliente de inmigrantes, 19.11.2020, https://elpais.com/espana/2020-11-19/el-tribunal-constitucional-avala-las-devoluciones-en-caliente.html; for an academic analysis of the Constitutional Court’s decision, see Ana Fernández Pérez, The illegality of border rejection and “hot” refoulement in front of the European Court of Human Rights and the Spanish Constitutional Court, 2021, https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://e-revistas.uc3m.es/index.php/CDT/article/download/6255/5032/&ved=2ahUKEwiV5e7j07eFAxXr1wIHHUz_AwIQFnoECA8QAQ&usg=AOvVaw21dfXL6EnYrQHNsky9OfdM.

Malgré ces revers, la condamnation de l’Espagne dans l’affaire Sonko c. Espagne par le Comité des Nations Unies contre la torture (CAT) reste valable, tout comme celle du Comité des Nations Unies pour les droits de l’enfant dans l’affaire DD c. Espagne pour le “retour à chaud”94Ici le terme refoulement est utlisé dans le sens usuel plutôt que juridique. Voir commentaire plus haut. d’un mineur non accompagné95DD c. l’Espagne, Comité pour les Droits de l’Enfant des Nations Unis (4/2016), vues adoptées le 01.02.2019 (CRC/C/80/D/4/2016).. Dans cette affaire, l’Espagne a explicitement refusé de se conformer aux recommandations du Comité des Nations Unies visant à indemniser l’enfant pour les traitements illégaux qu’il a subis et à prendre des mesures pour garantir l’identification et la protection des mineurs non accompagnés à la frontière de Ceuta et Melilla, en se référant aux arrêts ND et NT de la Cour européenne des droits de l’homme, qui consacrent la légalité de ces pratiques dans le cadre du droit international relatif aux droits de l’homme96Leiden Children’s Rights Observatory, Third Follow-up Progress Report on Individual Communications, 12.04.2022, https://www.childrensrightsobservatory.org/discussions/third-follow-up-progress-report-on-individual-communications. Cette conclusion est erronée et les condamnations de l’Espagne confirment que ces pratiques sont en violation des obligations de l’Espagne en vertu du droit international des droits de l’homme.

Globalement, notre analyse des demandes de vérité et de justice par les victimes de violences aux frontières révèle qu’au lieu de freiner ces pratiques, l’impunité pour les violations observées a permis de consolider et d’institutionnaliser des pratiques contraires aux normes régissant les droits des personnes migrantes. En particulier, les retours à chaud effectués aux barrières-frontalières, sans aucune considération pour les demandes de protection des migrants, ont été progressivement formalisés dans les politiques et les lois espagnoles, et en partie légitimés par la jurisprudence européenne. Le soutien de la Cour européenne des droits de l’homme à ces pratiques a encore aggravé la situation et contribué aux conditions qui ont conduit au massacre du 24 juin à Melilla. Ce régime d’impunité fondé sur la négation du « droit d’avoir des droits »97Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme : L’impérialisme, traduit par M. Leiris, révisé par H. Frappat, Paris : Fayard, 2006 (1951). des personnes migrantes joue un rôle central dans la consolidation des conditions de possibilité de la violence à la frontière, y compris dans sa forme la plus extrême, comme en témoigne le massacre du 24 juin 2022.

Affaire ND et NT contre l’Espagne98Sur cette affaire voir aussi : Sosa Navarro M., «Devoluciones en caliente a la luz de la doctrina de la conducta culpable: el asunto N.D. y N.T. contra España ante el TEDH», Revista de Derecho Comunitario Europeo, 2020 ; Marco Aparicio, « Las “devoluciones en caliente” y la fría razón de Estado. Un análisis de las implicaciones de la jurisprudencia del Tribunal de Estrasburgo en el contexto de la política de fronteras de la Unión Europea », 2023.: Un revers majeur pour la protection des migrants

Par le European Center for Constitutional Human Rights (ECCHR)99https://www.ecchr.eu/en/case/nd-and-nt-v-spain/

ND (national du Mali) et NT (national de Cote d’Ivoire) ont franchi la clôture frontalière de Melilla et sont entrés en Espagne le 13 août 2014. La Guardia Civil espagnole les a appréhendés, ainsi qu’environ 70 autres personnes Noires qui ont également escaladé les clôtures. Ils ont été immédiatement « repoussés » vers le Maroc – sans avoir eu accès à aucune procédure légale ou aucune forme de protection ou meme identification100Pour un aperçu de la base factuelle de l’affaire ainsi que de son contentieux, voir le documentaire “The Gourougou Trial”, de Simon Casal et Santi Palacios (2022)..

Les deux requérants étaient représentés par Carsten Gericke (Hambourg) et Gonzalo Boye (Madrid), avocats partenaires de l’ECCHR.

L’affaire a été introduite en février 2015, dans le délai de six mois à compter de l’expulsion sommaire, qui a eu lieu en août 2014. En juillet 2015, la Cour a informé les requérants que leur demande concernant les risques qu’ils encouraient lors de leur expulsion en raison de la violence raciale au Maroc, et en particulier autour de la frontière de Melilla, ne serait pas examinée vu qu’elle avait été rejetée prima facie comme étant « manifestement infondée », et ce malgré les preuves importantes soumises à la cour101Les rapports suivants étaient notamment annexés à la demande initiale: Euro-Mediterranean Human Rights Network, Factsheet: Asylum and Migration in Maghreb – Morocco, December 2012; Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Juan E. Méndez. Additif. Mission au Maroc advance unedited version, A/HRC/22/53/Add.2, February 2013; Médecins Sans Frontières, Violence, Vulnerability and Migration: Trapped at the Gates of Europe, March 2013; AMDH, Rapport parallele au premier rapport du Maroc sur la mise en oeuvre de la convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des members de leur famille, April 2013 ; M Cherti and P Grant, « The Myth of Transit : Sub-Saharan Migration in Morocco » (Institute for Public Policy Research), June 2013 ; GADEM et al., Rapport sur l’application au Maroc de la Convention international sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, August 2013 ; GADEM, Note à l’attention du Comité de protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille sur l’application au Maroc de la Convention sur l’application internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, August 2013 ; UN Committee on the Protection of the Rights of All Migrant Workers and Members of their Families, Observations finales concernant le rapport initial du Maroc, CMW/C/MAR/CO/1, 8 October 2013 ; 18. Euro-Mediterranean Human Rights Network, Maghnia – Crossing the Uncrossable Border. Mission report on the vulnerability of Sub-Saharan migrants and refugees at the Algerian-Moroccan border, December 2013; Human Rights Watch, Abused and Expelled. Ill-Treatment of Sub-Saharan African Migrants in Morocco, February 2014..

Ainsi, la plainte fondée sur le principe de non-refoulement n’a pas été considérée, et seule la requête des requérants de violation de l’interdiction des expulsions collectives d’étrangers (article 4 du protocole 4) a été admise pour examen par les juges.

En octobre 2017, une chambre de sept juges de la Cour européenne des droits de l’homme a estimé unanimement que les « retours à chaud» de l’Espagne étaient illégales. Mais, en février 2020, ce jugement a été unanimement rejeté par la Grande Chambre de la CEDH.

Bien que la Grande Chambre ait clairement rejeté la revendication de l’Espagne d’une frontière ad hoc (ou “frontière chewing gum” susmentionnée) et d’une zone frontalière de non-droit dans laquelle l’applicabilité des lois pouvait être suspendue, elle a en fait refusé d’appliquer la protection légale octroyée par l’interdiction des ‘expulsions collectives des étrangers à la frontière terrestre hispano-marocaine102Voir par exemple : Sergio Carrera, “The Strasbourg Court Judgement N.D. and N.T. v Spain: A Carte Blanche to Push Backs at EU External Borders?”, 2021..

Le jugement lui-même reprend bon nombre de clichés racistes qui caractérisent le traitement des personnes Noires, et en particulier des jeunes hommes Noirs, par les forces de l’ordre dans le monde entier103UN Human Rights Council, Promotion and protection of the human rights and fundamental freedoms of Africans and of people of African descent against excessive use of force and other human rights violations by law enforcement officers, 28.06.2021, A/HRC/47/CRP.1, https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Racism/A_HRC_47_CRP_1.pdf. ainsi qu‘à cette frontière en particulier. Ainsi, bien que les preuves de violence à l’encontre des hommes Noirs au cours de cette journée fassent partie des documents soumis à la cour104Arrêt de la Grande Chambre, §27., et malgré le fait qu’il ait été expressément souligné qu’il n’y avait absolument aucune preuve de violence de la part de ces hommes Noirs ce jour-là à l’encontre de qui que ce soit105Le procès Gourougou, extraits de l’audience de la Grande Chambre, également disponibles sur le site web de la Cour européenne des droits de l’homme à l’adresse https://www.echr.coe.int/w/n.d.-and-n.t.-v.-spain-no.-8675/15-. –, le jugement les qualifie tout de même de violents, un mot utilisé à maintes reprises dans le texte.

Sur le plan politique, le jugement a renforcé la légitimité du déni de droit et de l’impunité aux frontières espagnoles et européennes, ainsi que l’idée que les migrants sont des êtres sans droits, qui doivent être punis pour avoir franchi les frontières de manière irrégulière.

Ce chapitre a démontré la dimension coloniale de cette frontière sur la longue durée. Replonger dans l’histoire longue de l’occupation de Melilla nous a permis de révéler la dimension raciale et coloniale ancienne de cette frontière. L’analyse de l’évolution des législations, politiques et pratiques nous a permis de saisir le caractère raciste de la répression anti-migratoire qui se met en place autour les enclaves de Ceuta et Melilla à partir des années 1990, puis à partir des années 2000 côté marocain. Si les personnes migrantes Noires ne sont pas les seules à subir cette répression, elles en sont les cibles les plus visibles et sont exposées à des formes de violence exacerbées.

Les processus de racialisation perpétuelle se faisant, depuis plusieurs décennies, à travers les chasses à l’homme ciblant spécifiquement les personnes Noires dans la région de Nador, les traitements inhumains et dégradants dans les campements en forêt, la violence des forces de l’ordre poussée à son paroxysme au niveau des barrières, la persistance des retours à chaud, et la perpétuation d’un régime d’impunité pour les nombreux morts et violations, démontrent la colonialité de la condition des personnes migrantes Noires qui est entretenue à la frontière106Elsa Tyszler, « Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla », Presses Universitaires de Vincennes, 2024.. Comme nous le discuterons dans le chapitre 3, le régime de domination raciale instauré de part et d’autre de la frontière contre les personnes Noires peut être décrit en termes d’ « apartheid frontalier ».

Le déni de l’humanité partagée des personnes migrantes Noires à travers le racisme quotidien et la violence d’une part, et le déni du respect de leurs droits à travers le régime d’impunité d’autre part, se sont combiné pour définir une population – les personnes migrantes Noires – comme étant massacrable. La massacrabilité des personnes Noires à la frontière a créé les conditions de possibilité de plusieurs massacres qui ont marqué l’histoire de la frontière, culminant dans le massacre du 24 juin 2022.

Si ce massacre a été rendu possible par une condition structurelle construite sur la longue durée, il s’est matérialisé dans une conjoncture spécifique dans les rapports diplomatiques entre le Maroc, l’Espagne et l’Union européenne. Comme nous le montrons dans le chapitre suivant, ces rapports diplomatiques changeants jouent un rôle essentiel dans la modulation de l’intensité dans la violence anti-Noire à la frontière.

CHAPITRE 2 . CONJUNCTURE : 2021-2022, FLUX ET REFLUX DE LA COLLABORATION MAROC-ESPAGNE AUX FRONTIÈRES

La répression ciblant les personnes migrantes Noires des deux côtés de la frontière est une donnée constante depuis plusieurs décennies. Son intensité varie cependant dans le temps en fonction de l’état des rapports diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne ainsi qu’entre le Maroc et l’UE. Pour comprendre la violence sans précédent dont les personnes migrantes Noires ont été la cible le 24 juin 2022, nous devons analyser les évolutions des rapports diplomatiques et des pratiques de répression à travers le temps, et en particulier au cours des mois qui ont précédé le massacre.

Depuis les années 2000, deux scénarii se distinguent aux frontières de Ceuta et Melilla. Le premier est celui de bonnes relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne, ainsi qu’avec l’UE. Le Maroc met alors en scène son effort de collaboration, qui se matérialise en une répression accrue des migrants à la frontière. C’est ce qu’il se passe à l’automne 2005, lorsque des pics de répression mortelle ont lieu juste avant la tenue d’un conseil des premiers ministres espagnol et marocain à Séville. En 2018 également, lors de la période d’obtention du Maroc de la signature de l’accord de pêche avec l’UE, c’est un nombre record d’arrestations et d’opérations sécuritaires qui est enregistré dans les zones-frontières107Voir notamment rapports du GADEM et de l’AMDH Nador pour cette période.. Cependant, pour que le Maroc puisse manifester sa volonté de collaborer par la répression, il faut qu’il y ait un degré suffisant de « pression » migratoire aux frontières, quitte à encourager des tentatives de passage aux barrières de Ceuta et Melilla108Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019..

Le second scénario est celui des moments de crises diplomatiques. Le « robinet » – comme est appelé métaphoriquement le fait de faciliter ou d’empêcher les traversées des migrants – aux portes de Ceuta et Melilla est une stratégie régulièrement utilisée par le Maroc lorsqu’il y a des différends avec l’Espagne109Par exemple, en 2014, une entrée importante par les barrières se produit à la suite d’un incident : celui du contrôle du yatch du Roi Mohamed VI par la Guardia Civil dans les eaux de Ceuta. Voir : El Mundo, « Mohamed VI llamó a Felipe VI para quejarse de que la Guardia Civil le diese el alto frente a Ceuta », 25/08/2014.. Le Maroc réagit avec vigueur chaque fois que le gouvernement ou la couronne espagnole tente de banaliser sa présence à Ceuta et Melilla, qui demeure pour le Maroc des enclaves coloniales. En raison du conflit autour du Sahara Occidental, la réaction est tout aussi vive à l’annonce d’un geste, d’un contact, entre l’Espagne et le Front Polisario110Mouvement indépendantiste sahraoui, créé en 1973 pour lutter contre l’occupation espagnole, il est opposé depuis 1976 au Maroc pour le contrôle du Sahara occidental. ou avec un représentant sahraoui. Le Maroc laisse alors passer les personnes migrantes plus facilement, comme l’illustrent les exemples d’entrées qualifiées de « massives » à Ceuta ou Melilla en 2014, 2018 ou à nouveau en 2021.

Dans ces conjonctures politiques changeantes, et les équilibres variables entre incitation et répression qui en découlent, les personnes migrantes, Noires en particulier, sont instrumentalisées. Malgré cela, les personnes migrantes maintiennent leur capacité d’action et opèrent leurs propres stratégies de passage, qui est irréductible aux calculs politiques de part et d’autre de la frontière.


Chronologie interactive présentant les principales tendances en matière de franchissement des frontières et de violence frontalière en relation avec l’évolution des relations diplomatiques entre le Maroc, l’Espagne et l’UE. Border Forensics, 2024.Voir en plein écran.

Nous avons analysé l’évolution des rapports diplomatiques entre le Maroc, l’Espagne, et l’UE, ainsi que différents indicateurs concernant les dynamiques migratoires et la répression à la frontière, afin de mieux comprendre les interactions en jeu. Nous avons récolté les données concernant les arrivées (Ministerio del Interior) à Melilla et des mort·e·s (IOM) dans la zone frontière de Melilla entre 2014 et 2023, et les avons désagrégées par localisation afin de distinguer les arrivées et morts ayant eu lieu sur terre ou en mer. Ceci permet d’entrevoir plus précisément l’évolution de la spatialité des dynamiques migratoires et des typologies de repressions. À noter que de 2014 à fin 2016, seule une valeur moyenne mensuelle des arrivées a pu être consultée. Par ailleurs, la base de données des mort·es nous donne à voir un minimum observé dans cette zone : des nombreuses personnes décédées n’ont pas laissé de traces.

Nous avons également procédé à un recensement exhaustif et systématique d’une variété d’évènements en lien avec le contexte migratoire, regroupés selon une typologie spécifique : les conflits et évènements politico-diplomatiques ainsi que les accords économico-politiques entre l’UE et le Maroc, ou l’Espagne et le Maroc ; les financements inter-gouvernementaux et les évolutions législatives ; et les évènements juridiques en lien avec les plaintes déposées par les victimes de violences aux frontières. De ce recensement, nous avons constitué une base de données et attribué un score qualitatif exprimant la (distance-)proximité diplomatique qu’engendre les évènements.

L’ensemble de ces données ont ensuite été représentées graphiquement, permettant d’explorer la relation entre les rapports diplomatiques entre les différents États et les données des morts et des arrivées à Melilla. En mettant en relation ces différentes informations, nous avons pu identifier plusieurs phases clés de changements dans les rapports diplomatiques entre le Maroc, l’Espagne, et l’UE, qui ont eu une influence importante sur les dynamiques migratoires et la répression à la frontière. Ces phases distinctes peuvent être résumées à grand traits comme suit.

Entre 2014 et fin 2015, les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Union européenne se voient renforcées, notamment autour de la délivrance des visas Schengen et des accords de libre-échange. L’amélioration de ces relations coïncide avec une augmentation de la violence envers les personnes migrantes Noires, avec des naufrages et des raids dans les forêts de Nador alors qu’un grand nombre d’arrivées est enregistré en Espagne, majoritairement de Syriens en besoin de protection internationale.

En février 2016, une suspension des relations entre le Maroc et l’UE – à la suite d’une remise en cause de l’accord agricole Maroc-UE et de la souveraineté nationale du Maroc sur les provinces du Sud – amorce une période de tensions diplomatiques et conduit à une utilisation par le Maroc des enjeux migratoires comme stratégie de pression pour influencer l’UE et l’Espagne dans les négociations sur l’accord de pêche et sur la question de la souveraineté. Sur le plan migratoire, cette période est marquée par une augmentation des arrivées de migrants et des demandes d’asile à Melilla. Les morts de migrants restent rares en comparaison aux autres périodes, survenant principalement en mer.

En 2018, des négociations reprennent et aboutissent à la signature de nouveaux accords, reflétant un passage de la tension à la collaboration. Alors que l’Espagne est devenue la première porte d’entrée des personnes migrantes sur le territoire européen, le Maroc se positionne en partenaire incontournable de l’UE concernant les migrations. Lors du Conseil européen du 28 juin 2018, l’UE affirme qu’elle soutiendra en particulier le Maroc pour prévenir la « migration illégale ». Durant cette période, un nombre croissant de décès de migrants est observé, tant en mer que sur terre, reflétant l’intensification de la répression terrestre.

De juin 2019 à mars 2020, dans un contexte de relations apaisées entre le Maroc et l’Union européenne à la suite de la signature de l’accord de pêche de 2018, les tendances migratoires ont connu des changements significatifs. Les bonnes relations permettent au Maroc de mettre en place une répression importante à la frontière terrestre documentée par l’AMDH. Au cours de cette période les traversées vers les îles Canaries s’intensifient à nouveau et on observe également une augmentation des arrivées par la mer à Melilla, mais également de morts durant ces tentatives.

Début 2020, si toutes les actions du gouvernement ont été suspendues pour se concentrer sur la lutte contre la COVID-19, le contrôle des migrations et des frontières n’a connu aucune pause pendant cette période. Le contrôle très fort opéré dans le Nord du Maroc pousse les personnes souhaitant rejoindre l’Europe à emprunter la route des Canaries. Si les tensions diplomatiques ne sont pas explicites, le durcissement des contrôles à la frontière mène à de nombreux morts de migrants à la fin 2020.

En mai 2021, l’hospitalisation en Espagne de Brahim Ghali, responsable militaire sahraoui, est vécue comme une agression par le Maroc. Cette période de tensions grandissantes est marquée par une augmentation des arrivées à Melilla mais par un nombre de morts moins important alors que le Maroc adopte une attitude de laissez-passer.

Graphique statistique présentant les arrivées et les décès pour la période 2021-2022. Border Forensics, 2024.

En avril 2022, la reconnaissance par l’Espagne du plan marocain d’autonomie du Sahara met fin à la crise diplomatique entre le Maroc et l’Espagne. Dans ce contexte de concession espagnole, la coopération autour des migrations est rétablie entre le Maroc et l’Espagne. En découle une période avec des arrivées sporadiques, et des morts en grand nombre dus à une répression d’une violence inégalée à la frontière de Melilla – dont le cas emblématique est le massacre du 24 juin 2022.

L’analyse de la période 2014-2022 montre ainsi que si les dynamiques migratoires et la répression à la frontière de Nador-Melilla sont influencées par des facteurs multiples et des interactions complexes, les rapports diplomatiques changeants entre le Maroc, l’Espagne et l’UE jouent un rôle essentiel dans les fluctuations de l’intensité de la violence à la frontière. Il nous faut maintenant analyser de manière plus détaillée la conjoncture politique changeante au cours de la phase 2021-2022, et la manière dont celle-ci s’est traduite à la frontière en une oscillation rapide entre laissez–passer (mai 2021-mars 2022) et intensification de la répression (avril 2022), culminant dans le massacre du 24 juin 2022.

Mai 2021 – mars 2022 : rupture diplomatique et passages facilités de la frontière

En mai 2021, Brahim Ghali, responsable militaire sahraoui, est admis dans un hôpital espagnol111https://www.jeuneafrique.com/1159486/politique/exclusif-algerie-maroc-le-president-de-la-rasd-brahim-ghali-hospitalise-durgence-en-espagne/. L’argument « humanitaire » alors mis en avant par Madrid est jugé irrecevable à Rabat, qui promet que cette décision aura des « conséquences »112https://medias24.com/2021/05/08/affaire-brahim-ghali-le-maroc-tirera-les-consequences-concernant-la-position-de-lespagne-affaires-etrangeres/. C’est ainsi que sont levés les contrôles frontaliers par le Maroc à Ceuta les 18 et 19 mai 2021, permettant l’entrée de plus de 8000 personnes, majoritairement de jeunes Marocains113https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/19/comprendre-la-crise-migratoire-sans-precedent-a-ceuta_6080732_3210.html
Grâce à la collaboration entre l’Espagne et le Maroc, les descentes de police et les arrestations se sont poursuivies pendant des semaines, et environ 7 000 personnes ont été expulsées. Voir Iridía et Novact,, Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021-2022 (rapport), 2023.
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Pour répondre à ces arrivées importantes par voies terrestre et maritime, le gouvernement espagnol déploie son armée et le Maroc est accusé par les autorités espagnoles d’avoir relâché son contrôle de la frontière114https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/05/18/l-entree-massive-de-migrants-a-ceuta-provoque-une-crise-diplomatique-entre-l-espagne-et-le-maroc_6080616_3212.html. Mais pour les autorités marocaines, cette crise relève d’abord de la responsabilité espagnole115https://www.youtube.com/watch?v=r9kBTdMhksw&t=44s, illustrant le bras de fer diplomatique entamé par les deux voisins. C’est un moment de rupture diplomatique entre le Maroc et l’Espagne, comme le montre le départ de l’ambassadrice marocaine de Madrid.

Cette rupture diplomatique va aussi influer sur le degré de répression auquel sont soumises les personnes migrantes Noires. Les années 2020-2021, marquées par la pandémie de Covid-19, ont vu une chute drastique des tentatives de passage par les frontières de Ceuta et Melilla. Malgré tout, des personnes migrantes Noires continuaient de vivre dans les campements dans la zone frontalière, comme en témoigne la tragédie d’une femme nigériane du nom de Happiness et de ses trois enfants retrouvés morts calcinés dans leur abri en janvier 2022 à Nador116AMDH Nador 2023. À partir du mois de mars 2022, des personnes migrantes Africaines, tentent à nouveau de passer par les barrières-frontalières de Melilla.

Au mois de mars 2022, quatre tentatives de passage des barrières-frontalière de Nador-Melilla ont lieu en une semaine : les 2, 3, 4 et 8 mars. Lorsqu’elles se produisent, les relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne sont encore brouillées. L’AMDH Nador117AMDH Nador 2023 observe sur place que l’installation des migrants Noirs dans les forêts de Gourougou a pu se faire aisément en amont de ces tentatives. Voici quelques détails – basés sur les informations fournies par les autorités espagnoles – concernant ces quatre jours :

  • Le 4 mars, environ 1000 personnes tentent encore le passage, mais cette fois aucune ne parvient à entrer.
  • Le 8 mars, à nouveau environ 1000 personnes tentent le passage, 400 parviennent à entrer à Melilla.

Au total, plus de 1240 personnes parviennent à entrer à Melilla à la suite de ces quatre tentatives et la répression violente opérée par la Guardia Civil est dénoncée côté espagnol120Le Défenseur des droits est saisi et déposera plusieurs plaintes visant le Secrétariat d’État à la sécurité (ministère de l’Intérieur). Voir : https://www.defensordelpueblo.es/resoluciones/actuaciones-y-medidas-de-los-cuerpos-y-fuerzas-de-seguridad-del-estado-en-melilla/ Voir aussi le cas soutenu par l’organisation Irídia d’un jeune Malien ayant porté plainte contre la Guardia Civil pour avoir perdu définitivement la vue d’un œil après sa répression lors de la tentative du 2 mars 2022  : https://Irídia.cat/es/un-joven-que-perdio-la-vision-del-ojo-por-un-golpe-con-una-porra-en-la-cabeza-tras-saltar-la-valla-de-melilla-presenta-una-querella-contra-la-guardia-civil/ ; sur l’usage disproportionné de la violence sur les migrants les 2 et 3 mars 2022, les organisations Irídia et Solidary Wheels ont déposé une plainte auprès du Défenseur des droits espagnol (dossier n°18010408).. Si 31 personnes blessées sont reçues aux urgences de l’hôpital de Nador121AMDH Nador 2023, aucun mort ou disparition n’est alors enregistrée.

Plusieurs éléments attirent l’attention quant aux circonstances de ces tentatives de passage. Comme le note l’AMDH-Nador ainsi que différents médias espagnols, les quatre tentatives se produisent en plein jour – fait rare puisqu’habituellement elles se font la nuit ou au petit matin. Ensuite, elles se produisent à chaque fois sur la même partie de la barrière-frontalière située entre les postes-frontières de Barrio Chino et Beni Ansar, qui est à ce moment-là la seule partie de la barrière-frontalière qui n’est pas encore équipée du dispositif des « peignes inversés » qui rendent le passage presque impossible.

Par ailleurs, le nombre de personnes effectuant les tentatives est très grand. Enfin, face aux migrants, le dispositif militaire marocain déployé autour de ces tentatives de mars 2022 est peu important en comparaison avec d’autres tentatives122AMDH Nador 2023. L’ensemble de ces éléments permet de penser que le contrôle côté marocain est alors relativement permissif. En fait, M., un ressortissant tchadien que nous avons rencontré et qui a tenté le passage à cette époque explique : « En cas de relations tendues entre le Maroc et l’Espagne, ce sont les officiers qui nous proposent de traverser. »

Du côté espagnol, le dispositif déployé pendant ces 4 tentatives du mois de mars est au contraire très important123https://www.elmundo.es/espana/2022/03/02/621f45ed21efa09c158b4594.html ; https://www.rtve.es/noticias/20220303/migrantes-entran-melilla-segundo-salto-valla/2301161.shtml. Les pouvoirs publics espagnols s’alarment de ces tentatives d’entrées irrégulières par les barrières qui sont les plus grandes jamais enregistrées à Melilla. La Guardia Civil elle-même interpelle le Ministre de l’Intérieur pour un renforcement de leurs effectifs et de leur matériel, ainsi que pour une militarisation accrue de la frontière124https://www.elindependiente.com/espana/2022/03/03/mas-medios-y-refuerzo-de-personal-las-demandas-de-los-guardias-civiles-que-protegen-la-valla-de-melilla/. À la suite des franchissements du début du mois de mars 2022, le Ministère de l’Intérieur espagnol réintroduit la possibilité d’utiliser du matériel anti-émeute aux frontières125L’utilisation de matériel antiriot a été supprimée après le massacre de Tarajal en 2014. Voir l’interview pour le rapport de Irídia-Novact Stop Balas de Goma 2021, p. 62. https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2021/06/Informe-Balas-de-Goma_V2.pdf.

Si les autorités espagnoles sont en état d’alerte, l’AMDH-Nador126AMDH Nador, 2023 note que même après les quatre tentatives de passage la situation demeure plutôt calme côté marocain de la frontière. Ceci permet l’installation de centaines de migrants dans les deux principaux campements situés en forêt dans les jours et semaines qui suivent. Mais la situation va brusquement changer à partir de la mi-avril, après le rétablissement des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Espagne.

À partir d’avril 2022, réconciliation maroco-espagnole et reprise d’une répression féroce à la frontière.

En avril 2022, après plus de dix mois de crise diplomatique, le Maroc et l’Espagne mettent en scène leur réconciliation et déclarent conjointement le début d’une « nouvelle étape » des relations entre les deux pays127Voir Le Monde, L’Espagne renoue avec le Maroc après un an de brouille, 8 avril 2022. Madrid vient de revoir sa position de « neutralité » historique sur l’ex-colonie espagnole du Sahara Occidental pour s’aligner sur la position marocaine. Pour l’Espagne, le rétablissement des relations avec le Maroc a, parmi ses buts principaux, celui de s’assurer de sa « coopération » dans le contrôle de « l’immigration illégale » 128https://www.france24.com/fr/afrique/20220407-madrid-et-rabat-scellent-un-nouveau-partenariat-apr%C3%A8s-une-longue-crise , notamment autour de Ceuta et Melilla. C’est certainement à la démonstration de cette « coopération » que vont s’enquérir les autorités marocaines : à partir d’avril 2022, la répression redevient brutale dans la région de Nador.

Alors que la répression s’intensifie à nouveau, la composition en termes de nationalité des personnes migrantes présentent dans les forêts de la région de Nador a évolué, avec une présence plus importante de personnes originaires du Soudan et du Soudan du Sud. Cette plus forte prévalence est attestée par les données du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) concernant les demandes d’asiles à Melilla. Alors que les personnes originaires du Soudan et du Soudan du Sud ne représentaient que 0,49% des demandes en 2020, cette proportion a augmenté à 7% en 2021, et 13% en 2022, avec 411 demandes déposées.

Parmi les survivants du massacre que nous avons rencontrés dans le cadre de notre enquête, nombreux sont originaires de différentes régions du Soudan et du Soudan du Sud. Si certains ont quitté le Soudan lors des différentes phases de conflits qui affectent le pays depuis plus de 20 ans, d’autres ont quitté le pays à la suite de la répression de la révolution de 2018, car ils étaient menacés par le régime en raison de leur engagement politique notamment au sein du mouvement estudiantin. Tous ont transité à travers la Libye, où ils ont vécu des formes de violences racistes extrêmes en détention et des tentatives de traversée de la Méditerranée avortées. Plusieurs nous ont expliqué s’être orientés vers le Maroc dans le but de demander l’asile ou de traverser vers l’Europe. Cependant, au Maroc, les Soudanais acquièrent rapidement la réputation d’un groupe plus contestataire que les autres nationaux, et donc plus difficile à contrôler129Voir rapport AMDH 2023, p.29., ce qui leur sera reproché pour justifier la répression dont ils ont fait l’objet (voir encadré).

Un des survivants que nous avons rencontrés décrit l’arrivée de Soudanais dans la région de Nador au cours du printemps 2022 : « Récemment, de nombreux Soudanais sont venus s’installer dans différentes villes marocaines telles que Rabat, Casablanca, etc. Au lieu de rester sans travail ici au Maroc, nous avons décidé de nous rassembler tous pour traverser les frontières. » – M.

Comme le note l’AMDH-Nador, dès la mi-avril 2022, soit dans la foulée de la réconciliation entre le Maroc et l’Espagne, les forces de l’ordre sont fortement mobilisées dans la région de Nador. « Pendant 18 jours, les attaques étaient presque quotidiennes pour essayer de déloger les migrants qui ne comprenaient pas ce revirement brusque dans le comportement des autorités marocaines, qui veulent maintenant les chasser des campements »130AMDH Nador, 2023. L’association précise qu’à la différence des périodes précédentes où seules les forces auxiliaires étaient mobilisées pour ce type d’opération, cette fois tous les corps des forces de l’ordre sont sur le terrain, sous la supervision et avec la participation personnelle du Gouverneur de Nador et des commandants de la gendarmerie et des forces auxiliaires131AMDH Nador, 2023.

D’après l’AMDH Nador, à partir du 23 mai, la répression augmente dans les forêts et des confrontations violentes entre forces de l’ordre et migrants ont lieu au niveau des campements132AMDH Nador, 2023. Les forces marocaines utilisent des gaz lacrymogènes, tandis que les migrants tentent de se défendre en lançant des pierres. De la fin mai à la mi-juin, les migrants Noirs sont traqués et arrêtés partout dans la zone. L’usage de drone est observé par les personnes réprimées. Des campements sont détruits, les biens et la nourriture sont confisqués ou brûlés par les forces de l’ordre. Au fil des jours, environ 1500 personnes migrantes se regroupent sur les hauteurs des campements de Lakhmis Akdim et Bekoya133AMDH Nador, 2023.

Carte de la répression par les forces de l’ordre visant les migrants dans leurs campements informels entre avril et juin 2022. D’après les données publiées dans AMDH Nador, Rapport annuel Migration 2022, Mai 2023.

Alors que les campements de Lakhmis Akdim et Bekoya se situent à presque 20 kilomètres de la barrière de Melilla, la répression s’intensifie encore. Les autorités intiment en effet aux commerçants proches des campements de ne rien vendre aux personnes migrantes Noires – notamment de la nourriture – et organisent la coupure d’eau de la fontaine située à Bekoya où s’approvisionnait une grande partie des migrants134AMDH NAdor 2023. On voit par-là la stratégie des autorités marocaines, déjà utilisée par le passé dans des phases de répression, consistant à affamer et assoiffer les migrants pour qu’ils quittent les campements135Tyszler, 2019.

Le 18 juin, une nouvelle opération particulièrement virulente des forces de l’ordre a lieu. Les migrants se défendent, blessant des membres des forces de l’ordre marocaine136Courrier n°2077 de la Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, 9 septembre 2022 ; voir aussi : https://telquel.ma/instant-t/2022/06/20/une-centaine-dofficiers-marocains-blesses-lors-dune-tentative-de-passage-a-melilla_1772314/. D’après les autorités marocaines, plusieurs membres des forces auxiliaires auraient été séquestrés, puis libérés le même jour après négociations avec les migrants137Voir : https://enass.ma/2022/09/07/a-nador-49-victimes-contre-les-refugies-soudanais/.

Autodéfense des migrant·es face à une guerre menée contre eux

Des articles publiés dans les médias marocains, relayant le discours des autorités, relatent certains moments des affrontements qui ont eu lieu dans les forêts de Nador au cours des semaines et jours précédant le 24 juin 2022. Les propos tenus dans ces articles dénoncent particulièrement l’agressivité des migrants contre les forces de l’ordre138Par exemple : https://telquel.ma/instant-t/2022/06/20/une-centaine-dofficiers-marocains-blesses-lors-dune-tentative-de-passage-a-melilla_1772314/, comme ce sera le cas après le massacre du 24 juin. Cependant, l’inégalité des moyens utilisés lors des affrontements ainsi que les témoignages que nous avons recueillis indiquent que les personnes migrantes se défendaient face au déploiement excessif, injustifié, et potentiellement mortel de la violence par les forces de l’ordre.

« Le matin du 23 juin, ils [les forces marocaines] nous ont encerclés, ils étaient au sommet de la montagne, ils nous ont attaqué, on s’est défendus mais ils étaient plus nombreux que nous. » – Moustapha Ali Ibrahim

« Les forces de l’ordre voulaient monter jusqu’à nous, mais de notre côté, nous avions préparé des pierres. Notre but était de nous protéger, et non d’attaquer. Je suis un homme de parole, je sais ce que je dis. Le but était de nous sauver, de faire un mouvement pour leur faire peur afin qu’ils se retirent. Nous n’avions aucune intention d’hostilité envers ces autorités. L’important pour nous était qu’ils ne nous atteignent pas. » – A.

« Les autorités étaient équipées, elles nous frappaient avec des bombes lacrymogènes. Elles ont contrôlé quasiment tout le campement. La seule chose qui nous a sauvé, c’est qu’elles se sont retrouvées à court de bombes lacrymogènes. Il y a aussi le courage des frères qui les ont confrontés pour qu’ils cessent de nous battre et nous pourchasser. Mais les autorités ont quand même réussi à détruire l’endroit où l’on stockait la nourriture. Certains frères ont réussi à neutraliser plusieurs agents, mais nous, nous les avons ensuite remis aux autorités. C’était pacifique. » – F.A.

Le fait que ces migrants, principalement soudanais, se défendent face à la répression qui les accable, amène les autorités marocaines à les appréhender non plus comme de simples migrants mais comme des soldats139Voir l’interview avec Khalid Zerouali, Wali Directeur de la Migration et de la Surveillance des Frontières au Ministère de l’Intérieur marocain déclare : « Nos services de l’ordre ont agi selon la doctrine qui est une doctrine de maintien de l’ordre. Les gens qui étaient devant eux, c’était des gens aguerris avec une formation militaire. Avec des gens qui ont fait de la guerre, des gens qui ont évolué, qui ont participé dans des zones de tension. Et donc c’est des gens qui n’étaient pas des migrants, je dirais, comme ceux qu’on a d’habitude. » BBC, 1er Novembre 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd. Ce cadrage discursif permettra de légitimer la répression mortelle du 24 juin.

Ces affrontements violents poussent les migrants à partir de ces campements. La nuit du 18 au 19 juin, des centaines de migrants se déplacent vers la partie sud du Mont Gourougou, proche du douar d’Izenouden, à environ 6km de la barrière de Melilla. À leur arrivée dans cette zone, ils sont à nouveau attaqués par les forces de l’ordre. A., un ressortissant soudanais que nous avons rencontré raconte :

« Le 18 juin, on nous a attaqué le matin dans la forêt. Il y avait 15 ou 16 véhicules de la police. Ils nous lançaient des pierres et des bâtons. Nous avons donc quitté cet endroit pour aller à la montagne de Gourougou. Nous avons marché 24 heures à pied jusqu’à ce que nos jambes aient gonflé de la marche. Nous étions très fatigués. Mais là encore, à Gourougou, beaucoup de policiers marocains sont venus. Ils étaient très nombreux, et il y avait aussi des avions en haut. Ils nous ont lancés du gaz lacrymogène, des bombes à son, des balles en caoutchouc et des pierres. Des journalistes tournaient des vidéos ou prenaient des photos. Il y a eu de nombreux blessés parmi nous. »

A.

Les opérations de répression des forces de l’ordre vont se répéter cinq jours durant à Gourougou, jusqu’au 23 juin où la répression des migrants dans les campements atteint un point culminant.

23 juin 2022, point culminant de la répression et ultimatum

Le 23 juin, les personnes réunies à Gourougou se réveillent entourées de militaires.

« Il y avait tellement de voitures de police, un nombre fou. »

Y.

« Nous avons aperçu les voitures de police du haut de la montagne. Notre chef a demandé à un groupe de faire barrage aux soldats marocains au pied de la montagne pour les empêcher de monter jusqu’à nous. Nous étions au sommet et la mission était de descendre et d’affronter les policiers avec des pierres pour les empêcher de remonter jusqu’au reste du groupe. (…) Malgré ça, ils n’ont pas pu stopper les soldats qui avaient des boucliers. Ils avançaient et nous reculions jusqu’à ce que nous atteignions le sommet de la montagne. À leur tour, ils atteignirent la cuisine du camp et détruisirent la nourriture… Ils ont tout détruit. »

Z.

« Il y avait des voitures militaires partout. Les militaires avaient des bâtons et des boucliers. Les chefs nous ont dit de ne pas bouger, de ne pas essayer de courir, sinon ils nous poursuivraient. La police a commencé à nous attaquer et à nous jeter des pierres – ils ont détruit tout notre stock d’eau et de nourriture – ils ont fait cela pour que nous partions. »

A.

« Certaines personnes ont couru vers d’autres montagnes pour se sauver. C’était de la persécution. Par exemple, dix policiers poursuivaient un homme. »

A.

Le déploiement impressionnant des forces de l’ordre et les affrontements avec les migrants qui ont suivi alors que ceux-ci tentaient de se défendre ont été documentés dans des images publiées anonymement mais probablement filmées par des agents des forces de l’ordre marocaines.

Montage vidéo d’images probablement filmées par les forces de l’ordre marocaines montrant l’opération visant les migrants dans la forêt de Gourougou le 23 juin 2022. Vidéo publiée par : zapping 2019, « Opération de ratissage, Nador le 23.06.2022 », YouTube, 27.06.22.

L’ampleur de l’opération est également illustrée par l’analyse d’une image satellite prise à 11:09 UTC ce jour-là, soit 12:09 heure locale.

Image satellite prise à 11:09 UTC (12:09 heure marocaine), le 23 juin 2022. L’image englobe les villes de Nador et Melilla. En son centre se trouve le mont Gourougou où les migrants avaient établi leur campement à partir du 18 juin 2022. Google Earth Image ©2022 Maxar Technologies.
En zoomant davantage sur la zone de la forêt de Gourougou, on peut commencer à identifier le personnel, l’équipement et les effets de l’opération de maintien de l’ordre visant les migrants le 23 juin 2022. Images satellites prises à 11:09 UTC (12:09 heure marocaine) le 23 juin 2022. Google Earth Image ©2022 Maxar Technologies.
L’image révèle également la présence de nombreux agents des forces de l’ordre marchant sur la route. Image satellite prise à 11:09 UTC (12:09 heure marocaine), le 23 juin 2022. Google Earth Image ©2022 Maxar Technologies.

Lorsque les forces de l’ordre se rapprochent, des jets de pierres sont échangés entre les personnes migrantes et les forces de l’ordre, et celles-ci tirent des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes. Plusieurs personnes disent aussi avoir vu un avion qui pulvérisait du gaz. D’après des témoignages que nous avons collectés, de nombreuses personnes sont gravement blessées. Un groupe dans les montagnes créé son propre lieu de soins pour les blessés. Pendant ce temps, un incendie commence à se propager, ce qui est confirmé par plusieurs sources, dont les images satellitaires que nous avons analysées.

L’image montre l’incendie qui s’est déclaré dans la forêt de Gourougou. Image satellite prise à 11:09 UTC (12:09 heure marocaine), le 23 juin 2022. Google Earth Image ©2022 Maxar Technologies.

Les survivants du massacre que nous avons rencontrés estiment que l’incendie qui se produit à cet endroit de la forêt a soit été allumé directement par les autorités ou a été déclenché par les tirs de gaz lacrymogènes et de balles en caoutchouc. Les herbes sèches dans ces forêts ont pu faciliter l’allumage et la propagation du feu. Les migrants ont essayé d’arrêter le feu, mais ils n’y sont pas parvenus, comme nous l’explique Z. :

« Les arbres étaient en feu. Ce sont sûrement les bombes lacrymogènes qui ont produit cela. Nous nous sommes ensuite réunis et avons convenu d’éteindre le feu afin qu’ils n’accusent pas les Africains et les Soudanais de mettre le feu dans la forêt. Nous avons utilisé de la terre et des branches d’arbres pour éteindre le feu, mais ça n’a pas été suffisant. »

« La police a mis le feu pour nous pousser vers la frontière »

Alfadel Imran Abdurrahman.

Les affrontements autour du campement de Gourougou durent plusieurs heures, du matin jusqu’à la fin d’après-midi, d’après les témoignages. Pendant ces opérations, six personnes sont arrêtées par les autorités marocaines, tandis qu’un groupe de migrants décide d’attraper 3 membres des forces de l’ordre, dont une femme qui est rapidement relâchée. Les migrants gardent avec eux les deux autres officiers dans le but d’imposer des négociations pour l’arrêt de la répression par les forces de l’ordre. Z., témoin de ces évènements, raconte :

« Il y avait un vieux qui était avec nous. Il était téméraire. Quand tout le monde a reculé et a commencé à crier, lui est resté là. Il a couru vers les soldats et s’est appuyé sur une pierre et il s’est jeté sur les soldats. Tout le monde a reculé sauf lui. Quand les jeunes ont vu ce spectacle, ils ont commencé à s’encourager mutuellement. Ils ont décidé de retourner vers les soldats et les ont confrontés. Ils disaient : “Ne sommes-nous pas des hommes comme lui ?” Ils sont donc revenus pour la confrontation. Certains des soldats étaient tombés après que cette personne leur ait sauté dessus. Ils ont commencé à échanger des coups avec les soldats, jusqu’à ce qu’une grande partie d’entre eux se retire. Certains des soldats sont restés sur la montagne. Les gars ont enlevé leurs boucliers et leurs bâtons. Après une personne leur a dit : “Considérez-les comme des otages de guerre et ne le tabassez pas”. Après l’affrontement, les gaz lacrymogènes, l’avion qui filmait et le retrait des soldats, nous avons vu arriver plusieurs ambulances en bas de la montagne. Puis un des officiers s’est avancé et nous a dit qu’il voulait nous parler. Il avait un haut-parleur je crois. »

Des négociations sont ensuite faites oralement. D’après les récits de migrants présents à ce moment-là, le porte-parole marocain émet une série de conditions, à savoir que les migrants doivent leur remettre les officiers blessés ainsi que le matériel des forces marocaines qui a été saisi. Ensuite, ils devront quitter les montagnes, sinon les autorités reviendront s’occuper d’eux avec des balles réelles. C’est un ultimatum qui est lancé par le porte-parole des forces de l’ordre, comme le racontent les personnes rencontrées : « Vous avez 24 heures pour partir ou nous commencerons à utiliser de vraies balles. »

L’échange des personnes « prises en otage » des deux côtés est organisé entre les autorités marocaines et le groupe de migrants dans la forêt de Gourougou. Le groupe de migrants rend également le matériel qui avait été saisi et les forces de l’ordre marocaines se retirent. Des témoins racontent la suite :

« Les autorités nous ont dit : “vous avez 24 heures pour quitter les lieux. Au-delà de 24 heures, le traitement sera différent “. En même temps, il n’y avait plus de nourriture. La faim et la menace. Nous nous sommes tous retrouvés au même endroit, sur la montagne. J’ai senti qu’il y avait de la peur. La menace des autorités d’ouvrir le feu y a contribué. Sans nourriture, sans eau, il n’y avait plus de raison de rester. La nuit, il fallait marcher du coucher de soleil jusqu’au petit matin pour arriver à la frontière. »

F.A.

En fin de journée, la décision est prise parmi les migrants de partir, de changer de montagne et de se rendre sur la montagne la plus proche de la barrière. C’est ainsi qu’après avoir vécu des semaines de persécution dans les forêts frontalières, le manque de nourriture et d’eau, l’épuisement et la peur, plus de 2000 personnes vont se diriger vers la frontière de Melilla dans la nuit du 23 au 24 juin 2022.Cependant, plusieurs témoignages convergent dans la description d’informateurs parmi eux et du rôle clé qu’ils ont joué dans le choix du lieu et de la stratégie de passage de la frontière, qui rendront les personnes migrantes particulièrement vulnérables.

Dans les campements, des personnes enrôlées comme informatrices pour les autorités marocaines

L’enrôlement de personnes migrantes par les autorités marocaines pour informer de l’organisation interne des tentatives de passage des barrières de Melilla (et de Ceuta) est un sujet ancien. Des travaux de recherche et journalistiques ont déjà pointé cette stratégie des autorités marocaines140https://elpais.com/elpais/2018/01/25/migrados/1516881283_034896.html ; Tyszler, 2019, mais aussi espagnoles141https://www.eldiario.es/catalunya/inmigrante-guardia-civil-devolucion-caliente_1_4324282.html. Pendant notre enquête, plusieurs des survivants rencontrés évoquent la présence de « taupes », d’informateurs, qui étaient parmi eux dans les campements. Celles-ci auraient été enrôlées préalablement par les autorités marocaines, pour que l’organisation interne des migrants, notamment soudanais, soit divulguée. Selon les témoignages recueillis, ils ont également contribué à façonner les modalités d’organisation de la tentative de passage du 24 juin, ainsi que la répression par les forces marocaines.

« Vous comprenez le mot Gawad? Quelqu’un était un mouchard… Apparemment un parmi nous balançait tout aux autorités, j’ignore sa nationalité, je ne sais pas s’il était Soudanais ou Tchadien, il savait tous nos secrets et il nous dénonçait. Il nous donnait de fausses instructions, car il nous a dit d’aller à la frontière sans l’équipement nécessaire dont nous aurons besoin aux grillages. Nous nous sommes donc retrouvés les mains vides, sans crochet, devant les grillages. Il recevait des ordres des autorités et nous les transmettait comme s’il était un allié. Je le sais car après l’attaque, j’ai vu un officier demander à ce Gawad d’identifier les organisateurs de l’attaque. Le Gawad s’est donc levé pour les désigner. »

M.

« Nous nous méfions également des organisateurs et du fait que certains d’entre eux avaient reçu de l’argent des soldats. Ils ont insisté pour que nous allions à la frontière le lendemain, et après cela, nous ne les avons plus revus. Personnellement, je ne les ai pas vus à la barrière. Je ne sais pas où ils ont disparu. Lors de la tentative de traversée, nous avons trouvé certains des organisateurs en train de parler au téléphone avec les soldats. Ils étaient deux. »

A.

« A la fin du massacre on ne pouvait pas lever la tête, sinon les soldats te tabassaient. Mais j’ai entendu un soldat dire à l’un d’entre nous qui lui n’était pas allongé : Pourquoi ne nous as-tu pas appelés ? Le Soudanais a répondu : je vous ai envoyé les photos sur WhatsApp. C’était un délateur parmi nous. »

Z.

En plus des témoignages concordants concernant une pratique documentée dans le passé, un autre élément qui semble corroborer les allégations d’informateurs enrôlés, est le haut degré de connaissance de l’organisation interne des « Soudanais » que démontrent les autorités marocaines dans leur réponse à des questions de rapporteurs des Nations Unies au sujet des évènements du 24 juin 2022142Lettre de la mission permanente du Royaume du Maroc à Genève, numérotée 2077, en réponse à la communication conjointe AL MAR 2/2022..

En somme, les potentielles « taupes » auraient, selon les différents récits que nous avons collectés, incité l’ensemble des migrants à aller vers la barrière sans crochets ce jour, et de tenter le passage à travers un poste-frontière, alors que toutes les tentatives précédentes avaient été réalisées avec ces outils qui permettent d’escalader plus facilement les barrières-frontalières. Le 24 juin 2022, les personnes n’ont effectivement pas utilisé ces outils.

« Nous nous sommes retrouvés sans crochets, nous avons donc dû aller à la guérite [poste-frontière]. Si nous avions des crochets, nous n’aurions pas eu besoin d’aller jusqu’à la guérite. Nous n’avons pas eu d’autre choix que d’essayer d’entrer par la porte. A la guérite, ils [les forces de l’ordre marocaines] étaient très nombreux et ils nous attendaient, lorsque nous avons voulu passer par le portail ils nous ont encerclés et ils nous ont battus. L’idée de traverser par la guérite ne nous avait pas traversé l’esprit avant. Nous avions l’habitude de traverser les grillages, mais cette fois-ci nous avions changé le plan, soi-disant que la sécurité était renforcée autour des grillages, or c’était à la guérite que la sécurité était renforcée. C’est le Gawad qui nous a influencé, nous sommes tous venus avec des crochets. Je fais partie des anciens immigrés au Maroc, et ce sont les anciens qui commandent et qui décident de l’heure de l’attaque, des personnes qui s’occuperont de la surveillance, etc. Cet informateur était aussi un ancien. Il nous a donc proposé d’aller vers la porte, il nous a convaincus qu’ainsi tous les Soudanais traverseront. »

M.

Ainsi, de par l’influence de « mouchards », le 24 juin les migrants se dirigent vers la barrière-frontalière sans l’équipement normalement utilisé pour la traverser, les rendant ainsi plus vulnérables. Face à eux, ils trouveront au contraire un dispositif militaire marocain renforcé le long de la frontière.

Une militarisation de la frontière renforcée avant le massacre

Si la répression exercée par les forces de l’ordre marocaines contre les campements des migrants s’est intensifiée depuis fin avril, culminant dans l’attaque contre le campement de Gourougou notre analyse révèle également le renforcement significatif du dispositif militaire marocain le long de la frontière. En effet l’analyse d’images satellitaires des jours précédents le 24 juin révèle, en plusieurs zones de la frontière, une augmentation des effectifs, ainsi que la construction d’une tranchée supplémentaire du côté Marocain de la barrière frontalière.

Image satellite prise à 11:09 UTC (12:09 heure marocaine) le 23 juin 2022. L’image couvre la ville de Melilla et sa zone frontalière. La comparaison des différentes matérialisations du contrôle des frontières visibles en zoomant sur les différentes zones de cette image avec les images des mêmes zones du 16 juin 2022 révèle l’augmentation substantielle de la présence d’agents et d’équipements des forces de l’ordre et la construction d’éléments supplémentaires de l’architecture du contrôle des frontières à la veille du massacre du 24 juin. Image Google Earth ©2022 Maxar Technologies.

La tranchée supplémentaire visible sur les images satellitaires est localisée dans la seule zone restante du périmètre de la barrière-frontalière autour de Melilla qui, en juin 2022, n’était pas encore équipée de « peignes inversés » et qui était ainsi une potentielle zone de passage pour les migrants. Comme nous le verrons, c’est dans cette zone localisée à proximité du poste-frontière de Barrio Chino que les forces de l’ordre espagnoles seront initialement déployées le matin du 24 juin 2022143José Bautista, “No entré en la Guardia Civil para esto”: hablan los agentes desplegados en la frontera de Melilla el 24J”, Publico, 23.06.2023..

Capture d’écran d’une vidéo de la frontière montrant des machines de construction utilisées pour creuser la tranchée devant la partie de la clôture frontalière qui n’est pas équipée de « peignes inversés ». Vidéo : Alicia Martínez, 26.06.22.

Ce renforcement militaire que nous révélons est significatif à plusieurs égards. D’une part, il démontre que, face à des personnes migrantes ne disposant que de peu de moyens et fragilisée par des semaines de harcèlement, se dressait à la veille du 24 juin un dispositif militaire renforcé, et des forces de l’ordre qui, de par le rétablissement des rapports diplomatiques et les pressions sur le Maroc, opérait une phase de répression intense des migrants à la frontière. D’autre part, le renforcement du dispositif militaire à la veille de la tentative de traversée du 24 juin conforte l’hypothèse, formulée par plusieurs des migrants que nous avons rencontrés, de la dimension anticipée et préparée de la répression mise en œuvre côté marocain lors du massacre du 24 juin 2022. La veille du 24 juin, le piège de Barrio Chino était tendu. L’ultimatum signifié aux migrants à Gourougou les a incité et forcé à s’y jeter.

CHAPITRE 3 . EVENEMENT : 24 JUIN 2022, LE PIEGE SE REFERME

Le 24 juin 2022, vers 4h du matin, 2000 personnes migrantes, principalement de nationalité soudanaise mais aussi tchadienne, érythréenne ou encore du Cameroun et de la Guinée, quittent épuisées, affamées et assoiffées leur dernier point de campement dans les hauteurs du Mont Gourougou, et se dirigent vers la frontière cernant l’enclave sous contrôle espagnol de Melilla. La violence qui leur est infligée par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles ce jour-là aboutit à un véritable charnier. Les autorités marocaines ont reconnu 23 décès, mais l’Association Marocaine des Droits Humains à Nador a dénombré au moins 27 personnes tuées lors de cette journée, et plus de 70 personnes demeurent disparues jusqu’à aujourd’hui.

Malgré les nombreuses images filmées par différents acteurs et plusieurs rapports publiés par des instances officielles, des associations et des journalistes144AMDH Nador, “La tragédie au poste-frontière de Barrio Chino”, 2022 ; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador- Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe- Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort. » Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla, 2022, https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/ ; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ; Lighthouse Reports, ENASS, El País, Le Monde, Der Spiegel, The Independant, “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022 ; Irídia, « Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022 » (rapport), 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe- FS.pdfhttps://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf, de nombreuses questions sur le déroulement des évènements demeurent ouvertes. Elles peuvent se résumer en une seule : Comment et par qui le poste-frontière de Barrio Chino a-t-il été transformé en piège mortel ? Répondre à cette question est essentiel car la demande de vérité et de justice des victimes n’a pas été entendue jusqu’aujourd’hui.

Notre analyse des évènements du 24 juin 2022 est synthétisée dans une reconstitution cartographique et vidéographique, qui croise tous les éléments de preuve auxquels nous avons pu accéder ou générer dans le cadre de notre enquête, et les inscrit dans l’espace et le temps, afin d’offrir la compréhension la plus détaillée possible de l’enchaînement des évènements, acteurs et pratiques ayant mené à la mort et la disparition de nombreuses personnes.

Le Piège de la frontière de Nador-Melilla. Une contre-enquête sur le massacre raciste du 24 juin 2022. Border Forensics, en collaboration avec Irídia et l’AMDH

Notre analyse démontre que ces nombreux morts et disparus n’ont rien d’accidentel. Au contraire, les personnes migrantes ont été orientées à plusieurs reprises vers le poste-frontière de Barrio Chino, et violemment réprimées par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles une fois piégées dans celui-ci. Nous présentons dans ce chapitre nos sources et méthodologies, ainsi que nos conclusions principales concernant le déroulement de évènements du 24 juin et les possibles violations perpétrées par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles. Nous commençons par discuter les sources officielles concernant les évènements. Celles-ci contiennent des éléments factuels importants pour l’analyse des évènements, mais font également émerger un récit concernant la nature des évènements et les responsabilités impliquées que notre reconstitution des faits contredit fondamentalement.

Récits officiels espagnols et marocains : la dénégation d’un massacre, la criminalisation des survivants

Au lendemain du massacre, les autorités marocaines145Voir les déclarations du ministre de l’Intérieur marocain : https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, “Réponse des autorités marocaines à la communication conjointe AL MAR 2/2022”, Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Genève, 2022. et espagnoles146Voir les déclarations du président du gouvernement espagnol le jour-même du massacre : https://www.europapress.es/nacional/noticia-sanchez-elogia-trabajo-marruecos-intentar-evitar-asalto-violento-melilla-20220624162149.html ; https://elpais.com/espana/2022-09-21/el-ministro-del-interior-comparece-sobre-la-tragedia-en-la-valla-de-melilla-del-pasado-junio.html ; le rapport du Procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022 ; ou encor les déclarations faites un an après le massacre : https://www.es.amnesty.org/en-que-estamos/noticias/noticia/articulo/pedro-sanchez/ ont immédiatement nié leurs responsabilités et ce jusqu’à aujourd’hui. Elles ont d’abord justifié la répression au nom du maintien de l’ordre et en réponse aux « actes de violence » des personnes migrantes, associées à des « mafias ».

Lors d’une interview, Khalid Zerouali, Wali Directeur de la Migration et de la Surveillance des Frontières au Ministère de l’Intérieur marocain déclare :

« Nos services de l’ordre ont agi selon la doctrine qui est une doctrine de maintien de l’ordre. Les gens qui étaient devant eux, c’était des gens aguerris avec une formation militaire. Avec des gens qui ont fait de la guerre, des gens qui ont évolué, qui ont participé dans des zones de tension. Et donc c’est des gens qui n’étaient pas des migrants, je dirais, comme ceux qu’on a d’habitude. »147Extrait de propos retranscrits par nos soins, contenus dans la vidéo de l’enquête menée par la BBC : https://www.bbc.co.uk/news/extra/z8i55dsu8w/spain-morocco-border (à partir de 18’50).

En septembre 2022, le Ministre de l’Intérieur espagnol Fernando Grande-Marlaska insiste lui aussi, devant le Congrès espagnol, sur la violence exercée par les migrants pour franchir la frontière et justifie la réponse des forces de l’ordre espagnoles et marocaines. Pour lui, « il n’y a pas eu de massacre »148https://elpais.com/espana/2022-09-21/el-ministro-del-interior-comparece-sobre-la-tragedia-en-la-valla-de-melilla-del-pasado-junio.html# ; https://www.europapress.es/epsocial/migracion/noticia-marlaska-justifica-reaccion-policial-violento-asalto-migrantes-melilla-rechazo-frontera-20220921132034.html :

« En ce qui concerne les événements qui se sont déroulés à Nador, il est clair qu’il s’agit d’un épisode de tentative violente d’entrée irrégulière, qui, comme toute violence, est évidemment injustifiable. Mais nous sommes aussi un pays démocratique qui ne peut en aucun cas accepter que sa frontière, qui est en même temps la frontière de l’Union européenne, et surtout les fonctionnaires qui la gardent et la protègent, soient attaqués de manière violente et intolérable. Lorsque cela se produit, la réponse de l’État est ferme, sereine et aussi nécessairement proportionnée. Les responsables sont identifiés, les personnes vulnérables sont protégées et l’exercice des droits et libertés de chacun est garanti »149Retranscription et traduction libre des propos du ministre à partir de la vidéo de son intervention, voir : https://www.europapress.es/epsocial/migracion/noticia-marlaska-justifica-reaccion-policial-violento-asalto-migrantes-melilla-rechazo-frontera-20220921132034.html.

Si, depuis Madrid, l’effort marocain de contrôle de la frontière de ce jour a été salué, le président de Melilla lui a dénoncé dès le lendemain le caractère « barbare » et « disproportionné» de la répression opérée par les forces marocaines150Voir : https://www.youtube.com/watch?v=FxXmsOCjbXw.

À la suite de ces premières déclarations, différentes institutions marocaines et espagnoles ont produit des rapports concernant les évènements. Côté marocain, seul le Conseil national des droits humains (CNDH) a mené une « mission d’information », qui a donné lieu à des conclusions préliminaires données oralement en juillet 2022, vivement critiquées par une partie de la société civile (organisations de défense des droits humains et journalistes) car ne pointant aucune responsabilité de l’État marocain151https://enass.ma/2022/07/14/nador-melilla-un-rapport-prudent-du-cndh/.

Ce n’est qu’au mois de septembre 2023, dans un courrier de réponse à des questions soulevées par plusieurs rapporteur·es des Nations Unies152Courrier envoyé le 13 juillet 2022 sous la référence AL MAR 2/2022, rédigé à l’attention des autorités marocaines par la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance ; le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine ; le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants par le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme. sur les évènements du 24 juin 2022, que le Maroc a résumé, à l’écrit, son récit des faits.

Dans leur courrier (AL MAR 2/2022), les rapporteur·es des Nations Unies font part de leur inquiétude face aux « allégations d’usage excessif et létal de la force à l’encontre de migrants d’ascendance africaine, notamment des réfugiés et des requérants d’asile, à Melilla, qui a provoqué la mort d’au moins 27 migrants et blessé des dizaines d’autres alors qu’ils traversaient la frontière entre le Maroc et l’Espagne »153Courrier AL MAR 2/2022, page 1.. Elles mentionnent également « les rapports faisant état de l’enterrement collectif des personnes tuées lors de ces incidents, ce qui risque de causer un préjudice irréversible aux victimes et à leurs familles »154Courrier AL MAR 2/2022, page 1. et rappellent que « cet incident s’inscrirait dans le cadre de cas déjà signalés de recours excessif à la force à l’encontre de migrants à la frontière hispano-marocaine, qui seraient fondés sur la discrimination raciale et entraîneraient souvent des violations du droit à la vie et du principe non dérogeable de non-refoulement »155Courrier AL MAR 2/2022, page 1., mentionnant un précédent courrier (MAR 3/2021) adressé au Maroc.

Dans la réponse des autorités marocaines156Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, “Réponse des autorités marocaines à la communication conjointe AL MAR 2/2022”, Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Genève, 9 septembre 2022., envoyée deux mois plus tard, les onze questions soulevées par les rapporteur·es des Nations Unies sont succinctement abordées, en 10 pages, et s’appuient sur les résultats de la mission d’information menée par le Conseil national des droits de l’homme, réfutant toutes les accusations avancées, se défendant de toute violation et de tout crime quant aux évènements du 24 juin 2022.

Côté espagnol, c’est un rapport signé par le procureur général qui a été publié le 23 décembre 2022. Ce rapport est bien plus détaillé que ceux produits par les différentes instances marocaines, et contient de nombreux éléments de preuve importants ainsi que des descriptions précises de l’enchaînement des évènements dans l’espace et le temps. Il a ainsi constitué une base importante pour notre contre-enquête, et nous nous y référons fréquemment dans notre reconstitution. Cependant, il contient également de nombreuses omissions, ne donne aucun tort à l’État espagnol et clôt l’enquête « faute de preuve d’un crime »157https://www.rtve.es/noticias/20221223/fiscalia-archiva-investigacion-tragedia-melilla/2412778.shtml ; https://www.eldiario.es/desalambre/fiscalia-exculpa-interior-muertes-melilla-pide-expedientar-agentes-apedrearon-migrantes_1_9818775.html.

Tant les déclarations officielles que les différents rapports produits par les autorités marocaines et espagnoles convergent en quatre arguments principaux, sur la base desquels la répression de la tentative de passage des migrants est justifiée, et la cause des morts attribuées de manière à se défausser de toute responsabilité.

Premièrement, la légitimité des agissements des forces de l’ordre, et en particulier la répression, est justifiée au nom du maintien de l’ordre et en réponse aux actes de violence des personnes migrantes.

Dans leur courrier officiel de réponse aux rapporteur·es des Nations Unies158Courrier envoyé le 13 juillet 2022 sous la référence AL MAR 2/2022, rédigé à l’attention des autorités marocaines par la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance ; le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine ; le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants par le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme., les autorités marocaines décrivent d’emblée un « assaut » au « caractère éminemment offensif perpétré le 24 juin 2022 » par :

« près de 2000 migrants, composés majoritairement de ressortissants soudanais, ayant fait montre d’une violence démesurée à l’encontre des forces de l’ordre, en utilisant des crochets métalliques, des armes blanches, des pierres et des gourdins durant leur tentative d’infiltration par la force vers le point de passage de Barrio Chino (…) » (p.3).

Face à ces migrants qualifiés de « agressifs, violents et défiant les forces de l’ordre », les autorités affirment que « les forces de l’ordre ont agi dans le respect absolu du principe de la nécessité et de la proportionnalité dans l’usage de la force. » (p.4)

De même, d’après le rapport du procureur général de l’État espagnol :

« (…) les enregistrements obtenus montrent que, abstraction faite des actions des agents qui ont jeté des pierres sur les migrants à un moment précis (…), les membres de l’opération ont à tout moment maintenu un comportement proportionné à la gravité des événements qui se déroulaient, à savoir une attaque massive d’une frontière espagnole par un groupe de 700 à 800 personnes, incontrôlé, agressif et armé d’éléments de force. L’ampleur des événements justifiait amplement l’action de la police (…) Ils ont donc utilisé les moyens nécessaires et le minimum de force nécessaire pour réduire le groupe d’étrangers qui tentaient violemment d’entrer illégalement sur le territoire national. »

Rapport du procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 29-30

Deuxièmement, les autorités marocaines et espagnoles ont attribué les décès des migrants au mouvement de foule lors de leur tentative de passage, évoquant « une avalanche » humaine et des « bousculades » mortelles.

« Il en est résulté une avalanche de centaines de personnes tentant de franchir les portes et un nombre indéterminé de migrants ont été piétinés par d’autres qui ont réussi à passer, sautant par-dessus les corps entassés devant les portes ».

Rapport du procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 13

« Les décès enregistrés ont été causés par asphyxie mécanique par suffocation provoquée par la bousculade et l’agglutination du nombre important de victimes dans un espace hermétiquement clos, avec mouvement de foule en panique ».

Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, Réponse des autorités marocaines à la communication conjointe AL MAR 2/2022, Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Genève, 2022, p.5

Il convient de noter ici que le terme d’ « avalanche », utilisé par les autorités espagnoles, est à la fois déshumanisant pour les migrants et dédouanant pour les autorités. En effet, l’utilisation de ce terme, qui décrit habituellement un phénomène naturel non-humains, pour décrire les mouvements des personnes migrantes contribue à leur déshumanisation. Ce langage conduit également à une naturalisation de la mort des migrant·es, comme s’il s’agissait d’un phénomène aussi inéluctable que la pluie, dans lequel les politiques et les pratiques des États ne jouent aucun rôle159Ce n’est pas la première fois que ce vocabulaire est utilisé. En effet, son utilisation dans le contexte du massacre de Ceuta – un contexte maritime – montre son absurdité et le fait que son utilisation n’est pas justifiée pour décrire un mouvement physique (qui est complètement différent sur terre et sur mer) mais pour déshumaniser et absoudre. Voir : https://www.elconfidencial.com/espana/2019-10-02/tarajal-guardias-civiles-recurso-abogacia-del-estado_2265475/.

Troisièmement, selon les autorités espagnoles, les forces de l’ordre espagnoles n’avait pas conscience du danger auquel étaient exposés les migrants.

Le rapport du procureur indique que les autorités espagnoles ne pouvaient pas avoir connaissance de la violence qui se déroulait côté marocain, notamment de par l’obstruction de la vision causée par l’architecture frontalière.

« Depuis les différentes positions décrites ci-dessus occupées par ce groupe d’agents, il n’y avait aucune possibilité de voir ce qui se passait à l’intérieur du point de passage frontalier, en raison de l’éloignement et de l’existence d’obstacles architecturaux. »

Procureur Général de l’Etat Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 15

« (…) ils n’ont pas vu et n’ont pas pu voir l’existence de blessés et/ou de morts. »

Procureur Général de l’Etat Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 28

Quatrièmement, les morts sont exclusivement survenus sur le territoire marocain.

Cet argument a été formulé et réitéré à plusieurs reprises par le Ministre de l’Intérieur espagnol Grande-Marlaska :

« Je répète que les forces de sécurité de l’État ont agi en toute légalité, proportionnalité et nécessité, et qu’il n’y a pas eu de morts sur le territoire espagnol. »

Propos du ministre de l’Intérieur espagnol Grande-Marlaska160Voir le discours du ministre : https://www.youtube.com/watch?v=GmixGjlvzLQ devant le Congrès, le 30 novembre 2022

Sous une forme moins explicitement territoriale, cet argument est également présent dans le rapport du procureur, qui souligne que les morts étaient sous « responsabilité » marocaines, et que les autorités espagnoles ne disposent d’aucune information de première main concernant ceux-ci :

« [L]es seules données officielles disponibles sur les décès survenus le jour des faits et leurs causes sont celles fournies par les autorités marocaines dans le rapport précité. Ce sont les autorités marocaines qui ont eu connaissance des faits et qui disposent de toutes les preuves (corps des personnes décédées, témoins, migrants blessés, etc.), et ce sont les fonctionnaires marocains qui ont été responsables de la prise en charge et du transfert de tous les migrants, blessés et personnes décédées qui se trouvaient dans la zone. »161Rapport du procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 3.

Si notre enquête se réfère aux sources officielles concernant les évènements du 24 juin 2022, en particulier le rapport du procureur espagnol qui, malgré ses manquements, est le plus précis et détaillé, nous confrontons les interprétations et allégations formulées par les autorités marocaines et espagnoles à de nombreux autres éléments de preuve. Notre reconstitution systématique des faits nous mène à réfuter chacune de ces interprétations et allégations soulignées ci-dessus. En effet nous démontrons que :

  • Les forces de l’ordre espagnoles et marocaines ont réprimés de manière brutale les personnes migrantes, et cette répression n’était en aucun cas proportionnelle au danger qu’ont pu représenter les personnes migrantes en se défendant avec des bâtons ou des pierres.
  • Si le mouvement des personnes migrantes, à travers lequel certains ont été écrasés, a bien été une des causes des décès, la cause principale des nombreux morts et disparus a été la répression par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles.
  • Les forces de l’ordre espagnoles ont bien vu le danger imminent dans lequel se trouvaient les personnes coincées dans le poste-frontière et ont été témoins de la violence brutale à laquelle elles ont été soumises ensuite par les forces marocaines.
  • Bien que la majorité des morts ait bien eu lieu dans la cour sous contrôle opérationnel marocain, celle-ci est entièrement localisée sur le territoire espagnol.

Sources et méthodes de reconstitution des évènements

Pour reconstituer aussi précisément que possible le déroulement des événements du 24 juin 2022 et analyser les responsabilités impliquées, nous mobilisons tous les éléments de preuves existants, ainsi que de nouveaux éléments auxquels nous avons eu accès ou que nous avons fait émerger dans le cadre de notre enquête, dont des images satellitaires et les témoignages de plus de 30 survivants et autres acteurs clés interviewés. Notre approche consiste à croiser l’ensemble de ces éléments, et à inscrire les faits qu’ils font émerger aussi précisément que possible dans l’espace – via une carte de la frontière – et le temps – via une chronologie précise de la journée du 24 juin. Nous présentons ici nos sources principales, ainsi que les méthodes que nous avons utilisées pour les analyser.

Recueillir les témoignages des survivants du massacre

Lors d’enquêtes de terrain menées en 2023 des deux côtés de la frontière, nous avons collecté plus de trente témoignages de personnes survivantes du massacre du 24 juin 2022, majoritairement auprès de personnes restées au Maroc, ainsi qu’auprès de personnes ayant atteint la péninsule espagnole ou d’autres pays européens. Les entretiens au Maroc ont dû être menés avec des précautions extrêmes par l’équipe marocaine de par latrès grande vulnérabilité des survivants demeurant au Maroc. Lors de ces entretiens, nous avons privilégié l’enregistrement audio, ou l’interview filmée de dos, afin de garantir l’anonymat des survivants. Lorsque nous nous référons à ces témoignages anonymes dans notre enquête, nous avons abrévié les noms des survivants.

Nos entretiens ont suivi un questionnaire commun pour l’ensemble de nos enquêteurs et enquêtrices. Nous avons également présenté aux personnes que nous interviewions des cartes et images de la frontière, pour les aider dans le processus difficile de remémoration et de description du déroulement des faits dans l’espace et le temps.

Les récits et analyses des survivants du massacre sont une source primordiale dans la compréhension des évènements du 24 juin 2022, notamment s’agissant des faits occultés par diverses stratégies de dissimulation de l’information mises en place par les autorités marocaines et espagnoles. Nos entretiens ne se sont cependant pas uniquement focalisés sur leurs descriptions des faits, mais également sur leurs analyses et leurs revendications.

L’ensemble de ces entretiens, la plupart menés en arabe, a été transcrit et traduit, et les types d’évènements décrits systématiquement codés pour favoriser leur analyse. Lighthouse Reports a également généreusement partagé les transcriptions des entretiens réalisés dans le cadre de leur enquête, et nous nous référons également à eux comme une source secondaire.

Entretiens avec d’autres acteurs autour de la frontière

Nos équipes ont également mené sur le terrain des entretiens complémentaires avec d’autres acteurs clés impliqué·es à la frontière. Ceux-ci ont visé à mieux comprendre le contexte de la frontière, les pratiques des différents acteurs, et leurs éventuelles implications dans les évènements du 24 juin 2022.

Côté espagnol, ont été interviewé·es à Melilla ou ailleurs sur le territoire espagnol :

  • Des agents de la Guardia Civil de l’unité fixe de Melilla
  • Le Directeur de l’intervention sociale et du volontariat à la Croix-Rouge de Melilla 
  • Plusieurs membres du personnel de l’hôpital de Melilla
  • Un ex-travailleur de la Délégation du gouvernement espagnol à Melilla
  • Des membres d’associations basées à Melilla
  • Un·e avocat·e travaillant au Centre de séjour temporaire des immigrés (CETI) de Melilla
  • Deux journalistes basés à Melilla ou présents le 24 juin 2022 sur place
  • Des résident·es du quartier de Barrio Chino
  • Le Défenseur des droits espagnol
  • Un membre de l’Association Unifiée de la Guardia Civil (AUGC)
  • Un membre du siège national de l’Association Pro-Guardia Civil (APROGC)
  • L’ambassadrice du Soudan en Espagne

Notre équipe d’enquête côté espagnol s’est vu opposer des refus ou des non-réponses aux demandes d’entretien suivantes :

  • Délégation du gouvernement à Melilla (sans réponse)
  • Centre de séjour temporaire pour immigrants (CETI) de Melilla (refus)
  • Procureur général (refus)
  • Commandement de la Guardia Civil à Melilla (refus, réorientation de la demande au Ministère)
  • Centre d’Opération Complexe de la Guardia Civil à Melilla (refus, réorientation de la demande au Ministère)
  • Ministère de l’Intérieur (sans réponse)
  • Secrétaire d’État et de sécurité (sans réponse)

L’équipe marocaine a mené des entretiens avec d’autres acteurs du secteur public ou associatif, souvent très craintifs vis à vis des autorités marocaines. Malgré ces conditions difficiles, ont pu être interviewé·es :

  • Des membres des familles de morts ou disparu·es le 24 juin 2022
  • Des ONGs travaillant auprès des migrants dans les régions de Nador, Berkane et Oujda
  • Des membres du personnel hospitalier de Nador, Berkane et Oujda
  • Des journalistes spécialistes des questions migratoires au Maroc
  • Des avocats ayant été impliqués dans les procès intentés contre des survivants du 24 juin 2022

Analyse d’images vidéographiques et photographiques

Un grand nombre d’images vidéographiques et photographiques ont été produites par différents acteurs, chacun avec des intentions différentes : contrôler les migrants pour les forces de l’ordre ; documenter les violations pour les militants des droits humains ; couvrir un évènement pour les journalistes ; ou encore humilier les personnes migrantes pour certains passants ou membres des forces de l’ordre.

Ces images ont été principalement réunies par Lighthouse Reports162Lighthouse Reports, Reconstructing the Melilla Massacre, 29.11.22, https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/, qui a partagé cette archive avec notre enquête. Nous avons également accédé à de nouvelles images, notamment de journalistes espagnols, qui constituent des documents importants à la compréhension des faits. Nous discutons ici des sources d’images les plus importantes.

Images produites par des acteurs étatiques espagnols

Le procureur espagnol indique dans son rapport que les autorités espagnoles ont filmé l’ensemble des évènements de ce jour, et mentionne en particulier plus de 4h15 de tournage par un hélicoptère et un drone. Lighthouse Reports n’a eu accès qu’à deux séquences de 10 minutes au total. Par ailleurs, d’autres images produites par trois caméras de surveillance du dispositif frontalier espagnol ont filmé de manière continue, mais seules quelques secondes de ces images ont été rendues publiques.

Guardia Civil, vidéo prise depuis l’hélicoptère espagnol, 24.06.22.

Selon le rapport du procureur, la caméra de l’hélicoptère filme de 7h37 à 10h15. Les segments vidéo disponibles couvrent uniquement la période de 8h33:56 à 8h42:53. Les images auxquelles Lighthouse Reports a eu accès ne contiennent pas de métadonnées, mais indiquent à l’écran des coordonnées géographiques et temporelles précises.

Guardia Civil, vidéo prise depuis le drone espagnol, 24.06.22.

Le drone des autorités espagnoles filme de 8h07 à 9h35. Lighthouse Reports n’a pu accéder qu’à un clip de 1 minute, sans métadonnées. Mais, en le comparant à une autre image fixe de cette source prise à 09h01 et reproduite dans le rapport du procureur, nous avons pu conclure que le clip en notre possession a été filmé vers 9h.

Image prise par le drone à 9h01 montrant comment le cordon des forces de l’ordre a été mis en place et d’où les migrants ont sauté. Procureur général de l’État espagnol, Procédure d’enquête n° 1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 17.
Vidéo d’une caméra de surveillance espagnole surplombant le poste-frontière de Barrio Chino. Publié dans Público, 24.06.23.

Finalement, le procureur indique que 3 caméras de surveillance fixes – COC-C36 A-75, COC-C39 A-75, et COC C29 – filment 24h/24. Néanmoins, nous n’avons pu accéder qu’à quelques secondes de ces images, sans métadonnées.

Images produites par des acteurs étatiques marocains

Nous disposons par ailleurs d’images qui, en toute probabilité, ont été filmées par les forces de l’ordre marocaines. Celles-ci ont été diffusées de manière anonyme par des médias proches du pouvoir dans les jours suivants le 24 juin163Voir par exemple : https://fr.le360.ma/politique/assaut-sur-la-cloture-de-melilia-les-migrants-nouvelle-arme-du-regime-algerien-pour-destabiliser-le-262688/, puis publiées par des médias en ligne.

Images du 24 juin probablement filmées par les forces de l’ordre marocaines. Publié par zapping 2019, « Assaut de migrants, Nador le 24.06.2022 », YouTube, 27.06.22.

Cette évaluation de la source des images se fonde sur l’analyse de plusieurs journalistes et chercheurs marocains travaillant sur les migrations et leur contrôle depuis de nombreuses années. La pratique de diffusion anonyme d’images filmées par les forces de l’ordre a été observée par le passé. Par ailleurs, les acteurs parmi les forces de l’ordre filmant les évènements sont visibles dans des images filmées depuis le côté sous contrôle espagnol de la frontière.

Ces images filmées par des agents marocains et assemblées dans un montage de 3’24’’, sans métadonnées, documentent de manière fragmentaire plusieurs étapes des évènements, de la descente des migrants de la montagne jusqu’à leur tentative de passage de la frontière. Cependant, ce montage ne contient aucune image du déchaînement de coups qui leur ont été assenés. Elles tendent au contraire à souligner la violence alléguée des migrants, notamment en montrant longuement les bâtons qui leur ont servi de moyens de défense.

Images filmées par des journalistes espagnols

Les sources non-étatiques d’images que nous avons analysées et utilisées pour notre reconstitution des faits sont nombreuses. Parmi les sources essentielles figurent les images filmées par deux journalistes espagnols, Javier Angosto et Javier Bernardo. Ces journalistes, présents à Melilla ce jour-là, ont tous deux documenté dans plusieurs séquences vidéo, comprenant des métadonnées et filmées depuis le côté espagnol de la frontière, les coups qui ont été assenés aux migrants par les agents espagnols et marocains. Ces images documentent également la manière dont les agents espagnols ont collaboré avec les forces de l’ordre marocaines pour mettre en place l’expulsion de toutes les personnes interceptées.

Vidéo du massacre du 24 juin filmé par le journaliste espagnol Javier Angosto. Vidéo : Javier Angosto, 24.06.22.

Images filmées par une journaliste marocaine

Capture d’écran d’une vidéo filmée par une journaliste marocaine en début d’après-midi le 24 juin et diffusée en direct. La séquence montre le charnier formé dans la cour sous contrôle opérationnel marocains du poste-frontière de Barrio Chino, et dans la rue. Publié par ArdBladi Press, Facebook, 24.06.22.

Des journalistes marocains étaient également sur place, dont une journaliste qui, en début d‘après-midi du 24 juin, a filmé et diffusé en temps réel, en début d’après-midi, sur la page Facebook de ArdBladi Press avec son téléphone portable 28 minutes d’images164Voir : https://fb.watch/q5C-JsZpoZ/. Celles-ci montrent le charnier formé dans la cour de Barrio Chino sous contrôle marocain et dans la rue.

Images publiées par les militant·es la section Nador de l’AMDH

Capture d’écran d’une vidéo montrant le traitement brutal des migrants par les forces de l’ordre marocaines dans la cour sous contrôle opérationnel marocain du poste-frontière de Barrio Chino. Un filtre rouge a été ajouté pour protéger l’identité et la dignité des victimes. Publié par AMDH-Nador, Facebook, 24.06.22.

Les militant·es des droits humains de la section Nador de l’AMDH ont publié des vidéos documentant les évènements à différents moments pendant la journée. Les images publiées sur les réseaux sociaux ne contiennent pas de métadonnées. Celles qui, selon notre analyse, ont été filmées vers 12h00 (heure espagnole), soit à la fin de la phase la plus intense du massacre, documentent le traitement brutal des migrants aux mains des forces de l’ordre marocaines, les nombreux blessés ensanglantés et l’entassement des corps des personnes migrantes, mortes ou vivantes, formant un véritable charnier. Si la diffusion de ces images profondément choquantes a permis d’attirer temporairement l’attention internationale sur ce massacre, nous les utilisons ici avec des caches afin de protéger l’identité et la dignité des victimes.

Images manquantes et violence des images

L’ensemble de l’archive formée par ces différentes images constitue une source de preuves essentielle pour comprendre le déroulement des évènements du 24 juin 2022. Cependant, ces images font émerger des problèmes d’ordre méthodologique mais également éthique et politique.

Au niveau méthodologique, comme nous l’avons indiqué, seules certaines de ces images comportent des métadonnées permettant de les localiser précisément dans le temps. Malgré cette difficulté, comme nous le discuterons plus loin, en procédant par recoupement avec d’autres éléments de preuve ou en analysant spatialement les images, il nous a été possible de les organiser chronologiquement avec divers degrés de précision. Ce processus nous a également permis d’identifier des images manquantes concernant une partie essentielle des évènements. Ceci est en particulier le cas pour les images filmées par les autorités espagnoles, dont seulement 9 minutes nous ont été accessibles, alors qu’elles affirment avoir filmé l’ensemble des évènements le 24 juin. Ainsi, malgré la profusion d’images produites et diffusées, nous ne disposons d’aucune image documentant le point culminant du massacre, entre 9h44 et environ 12h00. Nous soulignons cette dissimulation rendue paradoxalement moins aisément perceptible par la profusion d’images et l’impression de documentation totalisante des faits qui en résultaient. C’est à travers les témoignages des survivants ainsi qu’une analyse spatiale que nous tentons de rendre compte de la part la plus sombre des évènements qui est demeurée jusqu’alors invisible et inintelligible.

Capture d’écran d’une vidéo montrant la chronologie des séquences vidéos du massacre du 24 juin 2022. Les séquences ont été différenciées selon le type d’acteur qui les ont produites, et organisées chronologiquement. Cette chronologie révèle l’absence de séquence accessible documentant le point culminant du massacre, entre 9h44 et autour de 12h00. Border Forensics, 2024.

Mais, si la dissimulation de la violence limite la recherche de la vérité et la reconnaissance du crime, la diffusion d’images révélant de manière spectaculaire la violence brutale et raciste à la frontière pose également de nombreuses questions éthiques et politiques, que nous avons évoquées dans l’introduction.

Tout d’abord, il est important de noter que la production de ces images n’est pas extérieure à la violence qu’elles documentent. Ceci est particulièrement le cas pour les images produites par les acteurs étatiques. Les personnes migrantes ont été capturées par les images produites par leur drone, hélicoptère et autres moyens de surveillance, et ces images ont servi de moyens opérationnels pour faciliter la capture de leur corps par les forces de l’ordre. Il est ainsi essentiel de problématiser le rôle de la production des images dans la production de la violence lors du massacre du 24 juin.

Nous sommes par ailleurs sensibles au risque que la diffusion d’images documentant la déshumanisation extrême de personnes Noires puisse reproduire et banaliser celle-ci. Entre la diffusion acritique de ces images et leur dissimulation, il existe cependant un vaste spectre qui a été exploré par différents artistes et théoriciens de l’image165Les contributions suivantes ont notament influencé notre reflection: Jacques Rancière, « L’image intolérable », dans Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, 2008 ; Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003 ; Ariella Azoulay, Different Ways Not to Say Deportation, 2013; Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016 ; Teju Cole, Black Paper, Writing in a Dark Time, 2021.. Nous nous en inspirons pour créer une distance critique permettant d’interroger ces images. En adaptant le « regard désobéissant » que Border Forensics a développé au cours de ses enquêtes, nous tentons de rendre visible la violence et la responsabilité des États, tout en protégeant l’identité des personnes et en respectant leur dignité en cachant certaines portions de celles-ci. En cela, nous nous inspirons également des études Noires et des artistes Noirs qui ont mobilisé la pratique du cache et de la soustraction (« Black redaction ») de manière critique166Voir en particulier Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016.. Si la censure est souvent utilisée par les États dans le but de soustraire des informations à l’examen du public, la soustraction peut également être mobilisée par des acteurs non-étatique dans le but de défendre le « droit à l’opacité » des sujets subalternes167Pour le concept de “droit à l’opacité”, voir Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Éditions Gallimard, 1990..

Finalement, les images des évènements du 24 juin ont été prises – puis diffusées – sans que les personnes migrantes aient donné leur consentement. Lors de nos entretiens avec elles, nous avons systématiquement évoqué ces images et leur diffusion pour qu’elles puissent reprendre le contrôle de celles-ci et influencer les choix concernant leur utilisation. Bien que ces images soient douloureuses pour les survivants, ceux-ci ont de manière unanime souhaité qu’elles soient vues, afin que la violence qu’ils ont subie soit reconnue et leur demande de justice entendue.

Analyse d’une image satellitaire

Image satellite du poste frontière de Barrio Chino prise à 10h17 UTC, soit 12h17 heure espagnole, le 24 juin 2022. Prise vers la fin de la phase la plus intense du massacre, elle révèle l’ampleur des forces militaires déployées ce jour-là pour réprimer les tentatives de passage des migrants. Au moins 7 camions militaires et de nombreux autres véhicules forment de longues files le long de la route principale. 11 bus sont garés juste à l’extérieur du poste de contrôle. Les zones sombres sur le sol de la cour marocaine et de la rue à l’extérieur du poste frontière révèlent de manière floue la présence des corps entassés. Image : SkySat.

Nous avons également accédé à une image satellitaire documentant les évènements à la frontière le 24 juin. Prise a 12h17 heure espagnole, soit vers la fin de la phase la plus intense du massacre, elle révèle l’ampleur du dispositif militaire déployé le 24 juin pour réprimer la tentative de passage des personnes migrantes. Les zones plus sombres du sol de la cour marocaine et de la rue en dehors du poste-frontière révèlent de manière floue la présence des corps entassés, le contour précis de chacune des personnes qui gisent ici dans une zone d’indistinction entre la vie et la mort étant en dessous du seuil de résolution de cette image.

Analyser le dispositif matériel de la barrière-frontalière et du poste-frontière de Barrio Chino

Le massacre du 24 juin a été perpétré à l’intérieur du poste-frontière de Barrio Chino, mais aussi en partie à travers celui-ci, c’est-à-dire en le transformant en un piège mortel à travers la combinaison de la répression exercée par les forces de l’ordre d’une part, et de son architecture d’autre part. L’analyse de l’architecture du poste-frontière a donc a été essentielle pour notre contre-enquête. Pour cela, nous nous sommes basés sur plusieurs éléments.

Nos enquêteurs et enquêtrices, ainsi que la journaliste Alicia Martínez, basée à Melilla au moment des faits, ont documenté et analysé le dispositif matériel de la barrière-frontalière, ainsi que son évolution dans le temps.

Sani Ladan, un membre de l’équipe d’enquête, photographiant l’infrastructure de la frontière à Melilla. Photographie : Maite Daniela Lo Coco, mai 2023.

La recherche menée pour notre enquête par l’architecte Antonio Giraldes Lopez a par ailleurs révélé la létalité du poste-frontière de Barrio Chino à plusieurs reprises par le passé.

Capture d’écran d’une vidéo d’un incident survenu en 2017 montrant des résidants frontaliers écrasés à l’intérieur des portes tournantes de Barrio Chino. FaroTV Melilla, YouTube, 02.05.17.

Par ailleurs, le rapport du procureur espagnol contient un dessin précis du poste-frontière, ainsi qu’une photographie de l’intérieur de l’architecture du poste-frontière.

Carte du poste frontière de Barrio Chino montrant la partie du poste frontière sous contrôle opérationnel marocain (jaune) et la partie sous contrôle espagnol (bleu), séparées par une porte métallique (rouge). Procureur général de l’État espagnol, procédure d’enquête n° 1/2022, Madrid, 22.12.22.
Photographie de la porte métallique séparant les zones du poste frontière de Barrio Chino sous contrôle opérationnel marocain et espagnol. Procureur général de l’État espagnol, procédure d’enquête n° 1/2022, Madrid, 22.12.22.

Finalement, Lighthouse Reports a partagé sa modélisation 3D du poste-frontière avec notre enquête. Celle-ci s’est révélée essentielle pour analyser ce que les forces de l’ordre espagnoles ont vu à travers le poste-frontière, et prouver qu’elles ont bien été témoins du massacre perpétré dans la cour sous contrôle opérationnel marocain, contrairement à ce qu’a conclu le rapport du procureur espagnol.

Modèle 3D du poste frontière. Lighthouse Reports, Reconstruction du massacre de Melilla, 2022.

Outre l’infrastructure matérielle du poste frontière, il était essentiel de déterminer son rapport avec la délimitation légale de la ligne frontalière entre l’Espagne et le Maroc. En analysant la délimitation de la ligne frontalière selon les documents historiques et le cadastre espagnol, puis en situant le poste frontière de Barrio Chino sur cette carte, nous pouvons observer que si Barrio Chino est divisé en zones qui sont respectivement sous contrôle opérationnel marocain ou espagnol, la majeure partie du poste frontière, y compris le côté sous contrôle marocain, est située sur le territoire espagnol souverain. Comme nous le verrons, cet élément est important pour déterminer la responsabilité des décès survenus lors du massacre du 24 juin.

Carte cadastrale espagnole du poste frontière de Barrio Chino. Bien que cette carte ne montre pas l’ensemble de l’architecture du Barrio Chino, elle situe clairement le bâtiment principal du poste frontière à l’intérieur du territoire espagnol, comme le montre la ligne frontalière indiquée en bleu. Instituto Geográfico Nacional, Visor web Catastro.
Carte superposant la ligne frontalière officiellement reconnue, telle que fournie par le plan cadastral espagnol, avec les éléments architecturaux du poste frontière de Barrio Chino, sur la base d’une imagerie satellite récente et d’une modélisation en 3D. La carte montre que la majeure partie du poste frontière, y compris la partie sous contrôle marocain, est située sur le territoire espagnol souverain. Border Forensics, 2024.

Croiser et spatialiser les données pour reconstituer l’enchaînement des évènements

Rapports officiels et associatifs, témoignages des survivants et entretiens avec d’autres acteurs, images photographiques, vidéographiques et satellitaires, cartographie et modélisation du poste-frontière de Barrio Chino, ont constitué les éléments de preuve fondamentaux à partir desquels nous avons reconstitué les évènements, auxquels nous avons encore ajouté d’autres sources secondaires tels que des articles de presse.

Si ces éléments constituaient les pièces fragmentaires d’un puzzle, nous avons procédé de manière systématique pour les assembler, et produire ainsi la reconstruction la plus complète et précise possible des évènements. Notre approche dans l’assemblage de ces éléments disparates a été chronologique et spatiale. Nous avons commencé par rassembler tous les éléments offrant des références temporelles et spatiales précises – le rapport du procureur espagnol en particulier, ainsi que les images dont les fichiers contenaient des métadonnées. Ces éléments ont constitué les jalons de l’enchaînement des évènements. Sur la base de ces marqueurs temporels et spatiaux, nous avons pu inscrire dans notre chronologie les autres éléments de preuve – les images ne contenant pas de métadonnées, les témoignages des survivants ainsi que les autres éléments.

L’analyse fine des images a été essentielle pour les inscrire dans le temps – par exemple en analysant la projection d’ombre sur le sol selon la méthode développée par Forensic Architecture – mais aussi dans l’espace. Partant des images et de la cartographie de la zone de la frontière, nos architectes ont utilisé différents outils pour inscrire le point de vue des acteurs ayant produit les images dans l’espace, et indiquer les limites du champ de vision des images qu’ils ont produites. En retour, en analysant les éléments révélés par ces images, nous avons pu cartographier la présence des acteurs.

En croisant ces sources de données multiples, et à travers le processus systématique de leur inscription dans le temps et l’espace, nous avons reconstruit, aussi précisément que possible, l’enchaînement des évènements ayant abouti au charnier devant le poste-frontière de Barrio Chino et avons pu analyser l’implication des forces de l’ordre tant marocaines qu’espagnoles dans la violence et les violations qui ont été infligées aux personnes migrantes.

Notre approche systématique et les nouveaux éléments apportés par notre contre-enquête permettent d’approfondir nettement la connaissance des circonstances de la production de la violence le 24 juin 2022 et d’affiner la compréhension des responsabilités afférentes aux autorités espagnoles et marocaines.

Ce que révèle notre contre-enquête

Résumé chronologique des évènements du 24 juin 2022

Notre reconstruction vidéographique restitue de manière détaillée l’enchaînement des évènements dans le temps et l’espace, que nous pouvons résumer comme suit en heure espagnole.

Carte de la chaîne des événements basée sur notre analyse du massacre du 24 juin 2022. Border Forensics 2024.

DES FORÊTS DE GOUROUGOU À LA FRONTIÈRE
04:00 départ du groupe d’environ 2000 personnes de la montagne de Gourougou, qui pourra marcher 6km jusqu’à la frontière sans être arrêté.
05:00 début du déploiement des forces marocaines vers la frontière.
06:15 début du déploiement des forces espagnoles vers la frontière.

ARRIVÉE À LA FRONTIÈRE ET ORIENTATION FORCÉE VERS LE POSTE DE BARRIO CHINO
08:00 arrivée des personnes migrantes au rond-point proche de la frontière, premières confrontations avec les forces marocaines et bifurcation vers Barrio Chino.
08:10-08:15 arrivée au niveau du poste-frontière de Barrio Chino, forçage des portes, escalade des murs de l’enceinte et répression à distance par les forces marocaines, et espagnoles.

PRIS AU PIÈGE DANS LE POSTE-FRONTIÈRE DE BARRIO CHINO
08:27 la plupart des migrants sont dans la « grande cour » de la partie sous contrôle opérationnel marocain du poste-frontière. Les migrants tentent d’ouvrir le portail-frontière séparant la zone sous contrôle opérationnel marocain de celle sous contrôle opérationnel espagnol. Les personnes sont gazées de tous côtés par les forces marocaines et espagnoles. Les forces marocaines ont bloqué la sortie de la grande cour, empêchant ainsi toute échappatoire. Durant cette journée, le rapport du procureur espagnol indique qu’un total de 270 salves de différents moyens de répression ont été utilisées.
08:33 des personnes ayant escaladé les barrières, puis le toit, du poste-frontière parviennent à entrer sur le territoire de Melilla.
08:42 alors que les forces de l’ordre marocaines sont parvenues à entrer dans la cour, le portail-frontière donnant sur la zone sous contrôle opérationnel espagnol du poste-frontière s’ouvre, et les migrants se bousculent pour y pénétrer, menant à des morts piétinés. Les unités de la Guardia Civil se repositionnent pour empêcher les entrées par les barrières en interceptant violemment les migrants.
09:00 la Guardia Civil a formé un cordon au niveau des barrières pour empêcher l’avancée des migrants utilisant différents moyens de répression menant à plusieurs blessés. Les migrants interceptés sont traités de manière inhumaine et dégradante, notamment lorsqu’ils sont détenus face contre terre.

LYNCHAGE ET REFOULEMENTS À CHAUD

09:30 les forces marocaines, qui ont été autorisées à passer du côté de la frontière sous contrôle espagnole, débutent les refoulements à chaud organisés conjointement par les forces de l’ordre espagnoles et marocaines. Les migrants refoulés, qui sont tous déjà blessés, sont à nouveau battus.
09:30-13:30 lynchage et création du charnier dans et à l’extérieur du poste-frontière.

NETTOYAGE DE LA SCÈNE DU CRIME ET DÉBUT DES DÉPLACEMENTS FORCÉS
À partir de 13:30 la scène du crime est (déjà) nettoyée.
À partir de 15:00 départ des bus de déplacements forcés des survivants côté marocain.

Pendant la journée du 24 juin 2022, selon le rapport du procureur espagnol, sur les près de 2000 personnes qui ont tenté de traverser la barrière-frontalière, seules 134 ont réussi à entrer à Melilla pour demander l’asile. 470 personnes ont été refoulées par les agents espagnols et marocains après avoir traversé la barrière-frontalière. La violence infligée aux personnes migrantes par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles a mené à 23 décès reconnus par les autorités marocaines, 27 selon l’AMDH, alors que 70 personnes demeurent disparues jusqu’à aujourd’hui.

Confrontations aux discours officiels, et nouvelles conclusions

Notre analyse contredit fondamentalement la reconstruction des évènements, les interprétations et les justifications fournies par les autorités espagnoles et marocaines. Alors que les discours officiels espagnols et marocains affirment que ce sont la belligérance des migrants eux-mêmes qui a rendu nécessaire la répression et la bousculade à l’intérieur du poste-frontière qui aurait causé la mort ce jour-là, et alors que les autorités espagnoles tentent de se dédouaner de toute responsabilité en arguant de l’invisibilité de ce qui se déroulait dans la cour sous contrôle opérationnel marocain et arguant qu’aucun décès ne soit survenu en territoire espagnol, notre contre-enquête réfute chacune de ces allégations. Nous révélons les pratiques ayant mené au massacre et les responsabilités impliquées sous une lumière nouvelle.

La préparation d’un piège

Plusieurs éléments de preuve que nous avons analysés indiquent que le massacre du 24 juin 2022 relève du guet-apens, dans la mesure où la tentative de passage a été suscitée, et la répression a été planifiée à l’avance par les forces de l’ordre marocaines. Dans le chapitre précédent, nous avons montré que la présence, dans les campements, de « taupes » collaborant avec les autorités marocaines a influencé les migrants dans leurs modalités de tentative de passage, les rendant plus vulnérables. Face à eux se dressait au contraire un dispositif militaire renforcé aux cours des jours précédents le 24 juin. Ces deux éléments, ainsi que la répression opérée les jours précédents et l’ultimatum donné le 23 juin par les forces marocaines, indiquent un degré de préparation, voire de préméditation, de la répression des migrants avant le 24 juin. Le jour-même, les forces marocaines ont laissé les migrants arriver jusqu’à la zone-frontière, puis les migrants ont été acculés et orientés vers Barrio Chino. Les survivants eux-mêmes décrivent leur entrée dans la cour de Barrio Chino sous contrôle opérationnel marocain comme l’arrivée dans un « piège ».

La répression étatique comme facteur principal de mort

Les morts sont dues à trois facteurs directs principaux, comme le résume l’un des survivants : « Il y avait trois grands facteurs de morts : le gaz, la bousculade et les coups. Les coups ont causé plus de dégâts que la bousculade. » La répression brutale, inhumaine, dégradante, et au-delà de toute proportionnalité, opérée par les forces de l’ordre marocaines et espagnoles, a joué un rôle essentiel dans chacune de ces causes directes. Les forces de l’ordre marocaines et espagnoles ont ciblé les migrants de manière indiscriminée avec des pierres, des bombes lacrymogènes, ainsi que des balles en caoutchouc alors qu’ils étaient maintenus dans un espace clos, ce qui est en contradiction flagrante avec les normes internationales régissant l’utilisation de tel matériel anti-émeute. Cette répression a clairement contribué à la bousculade des migrants à travers la porte donnant sur le côté sous contrôle espagnole du poste-frontière et contribué aux décès à ce moment des faits. De plus, et bien que de par l’opacité qui entoure la gestion des corps des personnes décédées (que nous discutons dans le prochain chapitre) il ne soit pas possible de comptabiliser et d’attribuer une proportion précise à ces différentes sources de mort, il apparait des témoignages que la majorité de décès sont le produit direct de la répression physique extrême opérée par des membres des forces marocaines qui ont systématiquement battu les migrants restés à l’intérieur du poste-frontière et ceux qui ont été refoulés par les forces espagnoles. Cette phase, la plus intense du massacre et qui a duré près de 3 heures, a été sciemment occultée par les images et les récits officiels, et était jusqu’à aujourd’hui demeuré invisible et inintelligible168Des images filmées le 24 juin ainsi que des nombreux témoignages de survivants démontrent l’hétérogénéité des positionnements des forces de l’ordre dans l’usage de la violence contre les migrants ce jour. À plusieurs reprises au cours des évènements, des agents marocains ont exprimés à d’autres qu’ils allaient trop loin dans la répression physique contre des migrants, souvent déjà à terre. Ils ne sont pas parvenus à freiner le déchaînement de violence de leurs collègues..

Le racisme, moteur de la violence des deux côtés de la frontière

Des enregistrements de propos des forces de l’ordre marocaines révèlent également le racisme et la déshumanisation dont les personnes migrantes ont fait l’objet, ainsi que la volonté délibérée de les faire souffrir, voire mourir. Les propos des pilotes de la Guardia Civil et des autorités espagnoles face aux images prises par elles-mêmes lors des évènements se déroulant dans le poste-frontière révèle également le racisme et la déshumanisation qu’ils opèrent : la violence déployée contre les migrants et le danger qu’ils encourent leur semblent banals, et c’est ainsi que sera justifiée leur non-intervention pour empêcher la suite du massacre.

La violence de l’inaction, malgré la connaissance du danger

Un facteur indirect crucial dans les causes des morts produites est la logique de non-intervention des autorités espagnoles face aux risques imminents de mort des personnes migrantes dans les mouvements de foule et sous les coups des forces marocaines. Si les forces espagnoles ont participé à la violence directe en blessant elles aussi des personnes et en les traitant de manière inhumaine et dégradante, elles ont également contribué à la violence des forces marocaines en refoulant indistinctement les migrants, tous blessés, vers le côté sous contrôle marocain de la frontière, sachant pertinemment quel sort leur serait réservé. Finalement, nous démontrons que les forces de l’ordre ont bien vu, à travers la barrière et à travers les images filmées, le déchaînement de violence dans la cour sous contrôle opérationnel marocain.

Des morts sous double juridiction marocaine et espagnole

Bien que la majorité des morts ait bien eu lieu dans la cour de Barrio Chino sous contrôle opérationnel marocain, nous démontrons que celle-ci est localisée sur le territoire souverain espagnol. Bien que l’Espagne puisse permettre au Maroc de contrôler certaines parties de son territoire, elle ne peut légalement pas renoncer à ses obligations légales sur ces parties. Par conséquent, l’Espagne a l’obligation de veiller à ce que les normes juridiques soient appliquées et protégées. Dans le même temps, en raison du contrôle opérationnel exercé par le Maroc sur l’espace de la cour de Barrio Chino par le biais de son accord avec l’Espagne et des actes de ses agents, le Maroc a également une juridiction et des obligations juridiques. Ainsi, l’Espagne et le Maroc ont tous deux l’obligation légale de ne pas violer, mais aussi d’empêcher la violation par d’autres acteurs de plusieurs normes légales, et les deux juridictions s’appliquent simultanément.

Violations des droits et des lois

À la suite de précédentes investigations, notre analyse des évènements, et les conseils juridiques du ECCHR sur les implications en termes de droits humains, suggère de nouveaux types de violences et violations de droits et de lois.

Plusieurs organisations telles que l’AMDH-Nador169AMDH Nador, Rapport annuel migration 2022, 2023, Amnesty International170https://www.amnesty.org/en/documents/mde29/6249/2022/en/ et Irídia171https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf, ont, sur la base de leurs enquêtes sur les faits du 24 juin 2022, dressé une liste des potentielles violations de droits et de lois tant aux niveaux nationaux marocain et espagnol, qu’au niveau international. La responsabilité de l’Union européenne a aussi été adressée.

Les organisations susmentionnées ont mis en évidence un certain nombre de violations principales, qui s’appliquent pour la plupart à la fois à l’Espagne et au Maroc. Les faits établis par cette enquête – et les façons spécifiques dont l’enquête remet en question les récits officiels – indiquent prima facie des cas de violation de toutes les obligations suivantes par l’Espagne et le Maroc.

La première série de violations concerne le recours à une force létale par les forces espagnoles et marocaines, en violation de règles fondamentales quant au recours à la force par des agents étatiques– en termes de matériel et de tactique utilisés. En effet, ces principes requièrent l’usage d’une force nécessaire, proportionnée et poursuivant un but légitime afin d’être légale. Le recours à une force illégale par les forces de l’ordre indique généralement des violations de principes importants, tels que l’interdiction de la torture, des traitements inhumains, cruels et dégradants, ainsi que potentiellement le droit à la vie. De plus, le droit à la vie et l’interdiction de la torture, des traitements inhumains, cruels et dégradants impliquent l’obligation de protéger la vie et de prévenir la torture et/ou les mauvais traitements de toute personne relevant de la juridiction de l’état, notamment en fournissant une assistance médicale d’urgence rapidement.

Une autre série d’obligations est celle d’enquêter sur les situations où il semble avoir eu des pertes de vies humaines et/ou des mauvais traitements, ou lorsque des personnes ont disparu. Ces obligations comprennent celle de tenir les victimes et les familles impliquées et informées. Nous devons souligner ici que la présente enquête quant au Massacre de Melilla répond et atténue l’échec et le refus continus de l’Espagne et du Maroc de se conformer à leurs obligations d’enquête, et de clarifier les circonstances dans lesquelles tant de personnes sont mortes, ont été blessées, ont disparu et/ou ont été expulsées. Bien que la charge de l’enquête ne doive pas incomber à la société civile (qui dispose de moyens beaucoup plus limités que ceux des États), les résultats de l’enquête actuelle mettent en évidence le manque de volonté des deux États d’apporter des réponses sur ces événements, compte tenu des moyens beaucoup plus importants et de l’accès aux preuves beaucoup plus large dont disposeraient les acteurs étatiques.

En ce qui concerne l’Espagne en particulier, l’enquête a révélé d’autres violations du principe de non-refoulement et d’obligations en découlant sous l’interdiction de la torture et des traitements inhumains, cruels et dégradants. Ces principes interdisent à un État d’expulser des personnes lorsque cela les exposerait à un risque d’être tuées ou maltraitées172Des pratiques violant ces normes ont été dénoncée dans un rapport conjoint d’associations basées en Espagne (Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid) remis au Comité des Nations Unies contre la torture : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en. Une obligation connexe consiste à identifier et à examiner la situation individuelle de chaque personne avant de l’expulser, en vertu de l’interdiction des expulsions collectives d‘étrangers, mais aussi d’obligations supplémentaires, comme celles définies par la convention relative aux droits de l’enfant173Comité pour les Droits de l’Enfant des Nations Unis, Observation Générale n°6 (2005) sur le Traitement des Enfants Non-Accompagnés et des Enfants Séparés en Dehors de leurs Pays d’Origine, CRC/GC/2005/6, 1 September 2005, para. 31..

Cette enquête indique prima facie que ces principes fondamentaux de droits humains ont été violés par l’Espagne et par le Maroc. Toutes ces obligations sont conditionnées par un principe fondateur, à savoir la reconnaissance des personnes en tant que titulaires de droits, en vertu du droit à la personnalité juridique, compromis par le régime frontalier en place à Ceuta et Melilla, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre du présent rapport.

Au-delà du droit international des droits humains, le traitement des migrants à Melilla pourrait également être analysé sous l’angle du droit pénal international, qui sanctionne les violations les plus graves commises à l’encontre des civils. En particulier, le rapport a documenté des traitements dégradants et inhumains, qui peuvent constituer des actes de torture, qui constituent des crimes internationaux sous droit international coutumier et le Statut de Rome. L’Espagne est un État partie au Statut de Rome. Alors que le Maroc n’est pas partie au Statut de Rome, les tribunaux nationaux des États tiers peuvent être compétents pour juger ce crime en vertu de la compétence universelle.

L’interdiction de l’apartheid est particulièrement pertinente, tant dans le cadre de la législation sur les droits de l’homme que dans celui du droit pénal international. Selon la convention sur l’apartheid, il s’agit d’ « actes inhumains commis dans le but d’établir et de maintenir la domination d’un groupe racial de personnes sur tout autre groupe racial de personnes et d’opprimer systématiquement ces dernières ». Selon le Statut de Rome, « le crime d’apartheid s’entend d’actes inhumains […], commis dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématiques d’un groupe racial sur un ou plusieurs autres groupes raciaux, et commis dans l’intention de maintenir ce régime ».

Par le passé, plusieurs commentateurs ont mis en garde contre l’émergence d’un « apartheid mondial », ciblant les populations migrantes par le biais de politiques migratoires restrictives et discriminatoires et de contrôles aux frontières174Plusieurs chercheurs ont décrit l’attribution très inégale par les États du droit de se déplacer à travers les frontières. Stefan Mau et ses collègues, par exemple, ont analysé l’évolution de la géographie des exemptions de visa au fil du temps, démontrant que si les citoyens des pays de l’OCDE et des pays riches ont gagné en droits de mobilité au cours des 50 dernières années, ceux-ci ont stagné ou même diminué dans d’autres régions, en particulier pour les citoyens des pays africains, ce qui a conduit à une “fracture mondiale de la mobilité”. Stefan Mau, Fabian Gülzau, Lena Laube, and Natasha. Zaun. “The Global Mobility Divide: How Visa Policies Have Evolved over Time.” Journal of Ethnic and Migration Studies 41(8), pp. 1192–1213. 2015. Alors que les politiques de visa sont généralement formulées en termes techniques neutres, la géographie de l’inclusion et de l’exclusion qui a ainsi émergé utilise en fait la catégorie de la citoyenneté pour attribuer de manière discriminatoire le droit de se déplacer aux populations du Nord et du Sud de la planète (Passport Index 2020). Ces divisions s’inscrivent à leur tour dans une géographie mondiale de la race et de la classe, qui accentue encore la polarisation de l’accès réel aux infrastructures de mobilité. En conséquence, nous assistons à des expériences de mobilité radicalement divergentes, et “certaines personnes parcourent le globe comme des maîtres, d’autres comme des esclaves”. Ghassan Hage, “Etat De Siège: A Dying Domesticating Colonialism?” American Ethnologist , Wiley, 43, pp.38–49. 2016. Etienne Balibar a longtemps décrit ces tendances comme conduisant à la formation d’une forme d’”apartheid mondial”, faisant référence au régime sud-africain pour souligner la logique hiérarchique de séparation à l’œuvre à l’échelle mondiale, générant des (im)mobilités très inégales et façonnant à leur tour des inégalités durables de statut et de conditions au sein des sociétés. Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, 2001.. Récemment, dans le cadre de son mandat de Rapporteur Spécial sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, Philip Alston a mis en garde contre un scénario d’ « apartheid climatique », dans lequel « les riches paient pour échapper à la surchauffe, à la faim et aux conflits, tandis que le reste du monde est laissé à l’abandon »175Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, “UN expert condemns failure to address impact of climate change on poverty”, 25 June 2019, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2019/06/un-expert-condemns-failure-address-impact-climate-change-poverty?LangID=E&NewsID=24735. Tendayi Achiume, au cours de son mandat de Rapporteur Spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance, a développé une critique des frontières en tant qu’instrument de domination raciale176E. Tendayi Achiume, Racial Borders, 110 Georgetown Law Journal 445, 2022.. Cependant, malgré ces analyses importantes dont nous nous inspirons ici, le cadre de l’apartheid n’a pas été suffisamment analysé « par le bas ». Ce rapport montre que le risque d’apartheid dû à des régimes frontaliers violents n’est pas seulement un risque théorique concernant le débat sur la nature des frontières. L’apartheid est une catégorie juridique spécifique qui peut s’appliquer dans la zone particulière sur laquelle nous nous concentrons dans ce rapport – la zone frontalière de Nador-Melilla, et plus particulièrement le poste-frontière de Barrio Chino qui a été transformé en piège mortel le 24 juin 2022.

Dans cette zone frontalière, qui a une définition spatiale identifiable même si elle n’est pas stricte, la violence est utilisée pour maintenir un régime de domination raciale. Comme nous l’avons souligné, les portes d’entrée « normales » de l’enclave de Melilla sont en pratique inaccessibles pour les personnes Noires, un aspect de la violence frontalière qui met en évidence la dimension de la domination raciale constitutive de l’apartheid. Si le passage de la frontière est ici le point focal de la domination raciale, celle-ci se propage en cercles concentriques, à des degrés d’intensité différents, dans la zone entourant la frontière. L’émergence de campements informels dans lesquels résident exclusivement des migrants Noirs, tels que Gourougou, est un autre aspect de la séparation physique qui s’est développée dans ce contexte. Le ciblage spécifique des migrants noirs à la frontière les oblige à tenter de franchir les barrières où ils risquent de subir des violences brutales et mortelles de la part des forces de l’ordre. Les « renvois à chaud » qui ciblent les migrants Noirs, effectués avec des équipements anti-émeutes et par l’imposition de la douleur, sont un aspect de la même situation de domination raciale.

Les éléments qui ont rendu possible cette violence frontalière comprennent des aspects de la diplomatie maroco-espagnole ainsi qu’une impunité bien ancrée. En termes d’analyse juridique de l’apartheid, les éléments importants sont à la fois la séparation raciale et l’utilisation continue de pratiques violentes illégales pour la maintenir, telles que des actes de torture et des meurtres. L’espace dans lequel ce régime d’apartheid est maintenu se situe des deux côtés de la frontière entre l’Espagne et le Maroc, où une violence extrême est appliquée à l’égard d’un groupe identifiable – les personnes migrantes Noires dont la mobilité est illégalisée.

Une autre composante essentielle d’un système d’apartheid est l’intention de maintenir la domination raciale. Dans le contexte de la frontière Nador-Melilla, l’intention peut être déduite des pratiques récurrentes de violence à la frontière, consolidées au cours des 30 dernières années, et qui ciblent spécifiquement les migrants Noirs et les expose de manière disproportionnée au risque de mort, comme nous l’avons démontré dans ce rapport. Ces pratiques, exercées par les forces de l’ordre des deux côtés de la frontière, indiquent qu’ils partagent l’aspect mental d’une intention d’imposer une domination sur ce groupe spécifique de migrants. Ceci est particulièrement clair dans les relations diplomatiques qui ont débuté en avril 2022, et leur influence immédiate sur les pratiques de maintien de l’ordre violentes et racistes observés sur le terrain par la suite, qui ont culminé dans le massacre du 24 juin.

En d’autres termes, ce rapport a identifié un espace transfrontalier dans lequel l’apartheid a été imposé, en collaboration entre les forces de l’ordre espagnoles et marocaines.

À cette liste de violations non-exhaustive concernant les faits du 24 juin 2022, doivent s’ajouter celles commises après cette date. En effet, loin de s’être arrêtée, la violence contre les personnes migrantes rescapées du massacre a continué de différentes manières et ce jusqu’à aujourd’hui. C’est ce que nous documentons dans le dernier chapitre de ce rapport.

CHAPITRE 4 . CONTINUUM : APRÈS LE MASSACRE, LA VIOLENCE CONTINUE PAR D’AUTRES MOYENS

La diffusion par l’AMDH-Nador sur les réseaux sociaux d’images montrant un véritable charnier formé à la suite de la répression de la tentative de passage du 24 juin 2022 a engendré de vives réactions dans les jours qui ont suivi. Cependant, comme nous l’avons vu, malgré ces images accablantes les autorités marocaines et espagnoles ont nié toute responsabilité. L’Union européenne n’a pas non plus mis en cause les agissements des forces de l’ordre, ou sa politique d’externalisation. Au contraire, le 8 juillet 2022, moins de deux semaines après le massacre, la Commission européenne a annoncé un « partenariat rénové » avec le Maroc en matière de migration et de lutte contre les réseaux de trafic de personnes177https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_22_4388. Le mois suivant, l’Union européenne a communiqué au sujet d’un paquet financier de 500 000 millions d’euros qu’elle verserait au Maroc pour son labeur de contrôle des frontières européennes, augmentant alors de près de 50 % l’aide accordée à Rabat pour lutter contre l’immigration dite irrégulière178https://elpais.com/espana/2022-08-15/marruecos-recibira-500-millones-de-la-ue-para-que-controle-sus-fronteras.html. Ces annonces interviennent alors que les enquêtes judiciaires quant au massacre du 24 juin n’ont pas encore été menées. Cet accroissement de l’aide de l’UE à la suite du massacre envoie un signal fort et sans ambiguïté tant aux autorités marocaines qu’espagnoles : aucun coût humain n’est trop élevé lorsqu’il s’agit de contrôler les frontières de l’UE.

Tout comme nous avons montré que la violence spectaculaire du 24 juin s’inscrit dans un continuum de violence subie par les personnes Noires à la frontière depuis plus de 30 ans, le déni de reconnaissance du crime qui a été commis, et le refus de reconnaître ceux responsables, perpétuent, après les faits, la violence qui a été infligée aux personnes migrantes le 24 juin 2022. Ce dernier chapitre analyse les différentes formes de violence qui ont continué d’affecter les rescapé·es après le massacre du 24 juin. En particulier, il revient sur les déplacements forcés qui ont été organisés par les autorités marocaines juste après le massacre et l’entrave à l’accès aux hôpitaux et services de santé pour certains des survivants blessés. Il aborde la question de la gestion opaque des cadavres issus du massacre et l’obstruction des possibilités d’identification et de recherche des morts et disparus par les familles des victimes, rendant impossible le deuil pour celles-ci. Il met en lumière également le harcèlement judiciaire vécu par des dizaines de survivants qui se trouvent aujourd’hui dans des geôles marocaines. Dans ce sens, la violence du 24 juin continue d’engendrer de la souffrance pour les victimes et leurs familles.

Dans l’immédiat post-massacre

L’après-midi du 24 juin 2022, une fois l’ensemble des personnes survivantes immobilisées par les forces marocaines devant le poste-frontière de Barrio-Chino, l’organisation des déplacements forcés a commencé. Ce processus a essentiellement été documenté par l’ADMH-Nador et nos entretiens avec des survivants renseignent également la violence tant physique que symbolique qui s’est poursuivie durant l’embarquement des personnes dans des bus, mais aussi pendant les trajets et à l’arrivée dans différentes villes aux quatre coins du Maroc.

Déplacements forcés par bus, nouvelles violences et mort(s)

« Je me souviens d’un soldat quand j’étais allongé sur le sol. Avant qu’ils ne me mettent dans le bus, il est monté sur moi. C’était un gars lourd. Même si j’étais inconscient, j’ai senti ses pas sur moi, je ne pouvais pas bouger. Il a sauté sur mon corps puis est descendu, puis il a craché sur moi. Je ne pouvais pas parler. Comme si ton corps a perdu toutes ses capacités d’agir. Tu comprends ? J’avais des maux partout dans le corps. Les frappes ont beaucoup affecté mon corps. Tu ne pouvais rien faire. Tu ne pouvais que te taire et les laisser faire ce qu’ils voulaient faire. Ils ont commencé à frapper les gens. (…) Si je pouvais marcher j’allais m’enfuir. Deux personnes m’ont tenu par les deux mains pour me mettre dans l’autobus. En passant par la porte, la même personne m’a encore frappé. Il m’a attrapé par les cheveux et frappé par coups de poing. Je te jure. Quand ils m’ont mis dans l’autobus, j’ai ouvert un peu les yeux après une demi-heure, et j’ai vu des personnes très fatiguées. Je te jure qu’il y avait des personnes qui te frappaient quand tu montes dans l’autobus. Il y avait une personne que ne faisait que frapper les gars sur leur tête. Les gars se souviennent de lui. (…) Ils ont mis beaucoup de personnes dans l’autobus. Il y avait aussi des personnes très blessées, des personnes avec des fractures. Le sang coulait de partout, mais ils ne nous ont pas emmenés à l’hôpital ou quoi que ce soit. Ils nous ont mis dans le bus. Et quand tu montes dans le bus, ils te menottent. Certaines personnes ont failli en mourir. Quand ils vous ligotent et que vous essayez de bouger, le sang dans vos artères s’arrête. Ils nous ont ligoté avec un type de plastique noir robuste, ils serraient très fort. Tout le monde était épuisé et ne pouvait pas s’échapper après ce qui s’est passé, alors on ne comprenait pas pourquoi ils serraient si fort. On leurs a dit : ‘est-ce que vous voulez qu’on meure ?’ Dans notre autobus, il y avait des personnes grièvement blessées. Il y avait une personne qui était blessée à la tête, elle avait du sang partout et allait mourir. »

A., 17 ans, Soudanais

« Dans le bus nous avions les mains attachées derrière le dos. J’ai toujours les traces sur les bras. C’était tellement serré. Je ne sentais plus mes doigts. Il y en avait dans le bus qui avaient des fractures et ils suppliaient les agents de desserrer. Je voulais couper mes doigts. J’étais persuadé que si ça continuait ainsi, je pouvais mourir. »

F.A., 25 ans, Soudanais

« Il y avait des blessés graves, comme l’un de mes amis, originaire du Darfour. Il a perdu un de ses yeux et aussi ses dents le 24 juin. Il y avait aussi d’autres cas de personnes en danger qu’ils ont mis dans les bus avec nous. »

M., 26 ans, Soudanais

D’après l’AMDH-Nador1791 AMDH-Nador, Rapport annuel sur la migration 2022, 2023., seule ONG présente ce jour-là à Nador, c’est à partir de 16h que plusieurs centaines de personnes, dont de nombreuses blessées, ont été embarquées dans des bus et déplacées de force vers différentes régions du Maroc comme Beni Mellal, Kelaa Sraghna, Chichaoua, Safi et Khouribga. Ce sont parfois près de 12 heures de route qui ont été effectuées, au cours desquelles de la nourriture n’a pas toujours été distribuée et au bout desquelles les personnes ont été débarquées sans aucune assistance.

Les autorités marocaines ont ensuite réquisitionné des bus stationnés à la gare routière de Nador pour poursuivre les opérations de déplacement, mobilisant 28 bus dont 3 pour des migrants sortis des urgences de Nador1801 AMDH-Nador, Rapport annuel sur la migration 2022, 2023.. « Les autorités qui étaient sur place, parfois sans avis médical, ont décidé de les sortir de l’hôpital et de les refouler vers la frontière algérienne », explique l’AMDH-Nador. L’association estime qu’au total, ce sont environ 1000 personnes, dont deux femmes, qui ont ainsi été déplacées depuis la frontière.

Pendant ces trajets forcés, au moins une personne a perdu la vie : un jeune soudanais originaire du Darfour nommé Abdenasser Mohamed Ahmed, mort dans la nuit du 24 au 25 juin, qui avait été embarqué grièvement blessé. Il a été identifié grâce aux témoignages et photographies recueillies par l’AMDH-Nador. Mais d’autres cas de morts sont évoqués par les survivant·es du massacre que nous avons rencontré·es. Des morts seraient survenues dans d’autres bus et à la descente dans différentes villes, parfois plusieurs jours après, s’agissant à chaque fois de personnes ayant succombé aux blessures leur ayant été infligées le 24 juin à la frontière.

« Il y avait un autre bus derrière le nôtre. On a entendu dire qu’une personne est morte à bord de cet autobus. Beaucoup de personnes sont mortes dans les autobus. Il y avait aussi 5 ou 6 autres autobus qui ont été envoyés vers l’Algérie et des personnes sont mortes là-bas. Il y avait un groupe qui a été dispersé dans les régions marocaines, et une autre partie de personnes transportées vers l’Algérie.Des gens sont morts dans les bus. On a entendu dire que des personnes sont mortes dans le désert d’Oujda lors de leur déplacement. »

A., 17 ans, Soudanais

« Ils nous ont transportés dans des bus malgré toutes nos blessures. Ils nous ont transportés sans aucune aide médicale. Il y avait une personne avec nous dans le bus qui saignait beaucoup, trop même, et quand on nous a fait descendre, il est décédé. Certains sont même décédés deux jours après à Beni Mellal. Dans les hôpitaux, nous n’avons pas reçu les soins nécessaires. »

M., 19 ans, Soudanais

Le témoignage de M. indique non seulement la non prise en charge des blessés et des personnes dans des États graves sur place à Nador ou pendant les trajets en bus, mais soulève aussi la question de l’accès aux soins dans les villes d’arrivée, au bout des déplacements forcés.

Sans soins, ni toits, ni droits : les survivants dans les villes marocaines

« Quand nous sommes arrivés à Safi, nous avons envoyé les personnes gravement blessées à l’hôpital. A l’hôpital, ils nous ont dit qu’ils ne peuvent pas accepter des personnes dans cet état. Nous leur avons répondu : “Mais ces gens sont dans un état grave, alors où allons-nous les emmener ? Voulez-vous qu’on les laisse mourir comme ça sur le bord de la route ?” Après cela, un médecin s’est présenté et a accepté d’admettre les personnes à l’hôpital pour y être soignées. Je me souviens qu’il y avait trois personnes dans un état très grave. »

A., 17 ans, Soudanais.

« L’hôpital était près de la gare routière, et lorsque nous sommes allés les voir pour nous faire soigner, j’ai remarqué qu’ils nous traitaient comme s’ils étaient obligés de le faire. Cela signifie qu’ils n’ont pas effectué leur travail avec sincérité et respect. (…) Le traitement doit être humain, quelle que soit la personne, tabassée, blessée ou malade. L’essentiel est qu’elle a besoin de soins, indépendamment de sa couleur, de sa race, de sa religion ou de son affiliation à un parti particulier, et quelle que soit sa façon de penser. Elle doit être traitée en toute humanité et doit recevoir les soins nécessaires indépendamment de toute autre considération. Pour moi, aucun soin n’a été donné avec efficacité, sincérité ou humanité. Par exemple, si tu es blessé à la main, la plaie doit être nettoyée et stérilisée de la manière appropriée et après on couvre ta main. Dans l’hôpital de Safi, ils ont pansé les plaies sans les nettoyer ni les stériliser ou quoi que ce soit. Et puis, ils nous ont demandé de partir… Il n’y avait aucun respect. Beaucoup de gens qui étaient là avec nous à l’hôpital, lorsqu’ils ont remarqué cette manière de traiter les Soudanais, ont préféré mourir plutôt que de recevoir un traitement de cette manière négligente. (…) De nombreux Soudanais ont refusé de se faire soigner. Ils ont même cherché l’église la plus proche à Safi, pensant qu’ils y trouveraient plus d’humanité, mais ils la trouvèrent fermée et restèrent sans soins. »

F.A., 25 ans, Soudanais.

D’après l’AMDH-Nador, dans plusieurs cas, des blessés ont pu être transportés par leurs compatriotes ou à l’aide de citoyen·nes marocain·es vers les hôpitaux de Marrakech, Agadir, Beni Mellal, Safi, Casablanca et Rabat, pour recevoir des soins. De même, nos recherches documentent des cas d’accès aux hôpitaux facilités par des organisations humanitaires, mais également des cas de blessés graves restés sous surveillance policière accrue avant d’être abandonnés comme les autres, sans assistance.

Des blessés graves sous surveillance policière. Les cas de M. et A.

Lors de l’enquête menée côté marocain, nous avons rencontré M., Soudanais de 22 ans, demandeur d’asile enregistré auprès du HCR au Maroc et rescapé du 24 juin 2022. Pour comprendre son récit, il a fallu l’aide de son ami A., lui aussi rescapé du même massacre. Le 24 juin, M. a reçu des tirs balles en caoutchouc de la part des forces marocaines lorsqu’il tentait d’escalader l’une des barrières de l’enceinte du poste-frontière. Sa mâchoire et ses dents ont été démolies et l’un de ses yeux a été touché. M. a perdu conscience. Lorsqu’il s’est réveillé, il se trouvait dans une sorte de tranchée. Là, il a encore été tabassé par un agent des forces marocaines. Il raconte :

« Un soldat n’arrêtait pas de me frapper. J’ai entendu quelqu’un me dire : “dégage”. Je lui ai dit : “je ne peux pas sortir parce que je suis blessé.” Un autre soldat est venu et m’a sorti du trou. Il m’a jeté dans la cour et m’a dit : “meurs, tu n’aurais jamais dû venir ici”. Un autre militaire m’a donné de l’eau. Puis ils m’ont emmené à l’ambulance et je me suis retrouvé à l’hôpital. »

M. est emmené à l’hôpital de Nador. Il a ensuite été sorti des urgences de Nador et transféré à l’hôpital d’Oujda, où il est resté trois jours, inconscient. À son réveil, il s’est rendu compte qu’il était ligoté et qu’un homme en uniforme se trouvait devant la porte de sa chambre. Il a été embarqué dans une voiture des forces de l’ordre puis lâché sans assistance à 1km de la ville de Fès. L’un des agents est sorti de la voiture à ce moment-là et s’est excusé indirectement auprès de M., disant qu’ils ne faisaient qu’exécuter des ordres et qu’ils n’ont pas eu le choix. M. est très faible et a été sorti de l’hôpital très peu habillé. L’agent lui conseille d’aller vers la ville pour trouver des gens et des organismes de bienfaisance qui pourraient l’aider. Après quelques jours à Fès, M. se rend à Rabat avec l’aide de plusieurs compatriotes. Il est à nouveau amené à l’hôpital car son état est grave. Son œil et sa mâchoire ont dû être opérés comme l’extrait de document ci-dessous en atteste.

Certificat médical pour le rescapé du 24 juin, M., dont œil et la mâchoire blessés ont dû être opérés.

L’histoire de M. n’est pas isolée. Un autre survivant du 24 juin que nous avons rencontré, A., Soudanais de 22 ans également, a lui aussi perdu l’un de ses yeux ce jour-là. Il ne se souvient pas de tous les détails en raison des coups qu’il a reçu au niveau de la tête, mais se rappelle au moins de ceci :

« J’étais au milieu de la foule dans le poste-frontière. Et lorsque la porte s’est ouverte, j’ai essayé d’entrer, mais on était trop serrés. Donc, je suis sorti de la foule. Il y avait beaucoup de caméras et un avion. Un soldat m’a frappé et j’ai saigné. Le premier coup était au dos et lorsque je me suis tourné, il m’a frappé la tête et l’œil. »

Après cela, A. est tombé inconscient. Il s’est réveillé dans un hôpital, à Oujda, et s’est rendu compte qu’il avait perdu l’un de ses yeux. Il souffrait de douleurs intenses à la tête. Comme M., A. a été embarqué dans une voiture par des agents des forces de l’ordre marocaines, et lâché sans assistance près de Fès. On lui a alors dit qu’il avait de la chance de ne pas être expulsé vers l’Algérie. A. s’est rendu au Croissant Rouge par ses propres moyens. Il a été transféré à l’hôpital de Fès. C’est là que le personnel médical lui a indiqué qu’en plus d’avoir perdu un œil, son front était fracturé. Pendant ses séjours à l’hôpital, A. est suivi par une militante de l’AMDH qui reste en contact avec lui. Pendant deux mois, le jeune Soudanais n’a quasiment plus de mémoire, il la récupère très lentement par la suite. L’état de santé physique et psychique de A. reste très dégradé. Il se rappelle du 24 juin 2022 comme d’un jour effrayant où il a vu des personnes être touchées par des bombes et d’autres armes. Quand nous le rencontrons en 2023, il n’a pas communiqué avec sa famille au Soudan par peur d’être jugé négativement, comme indigne, et afin de ne pas leur dire qu’il a perdu son œil et qu’il n’a pas pu atteindre l’Europe.

Comme le montrent les cas d’A. et M., la violence ne s’est pas arrêtée le 24 juin 2022. Elle continue à travers leurs traumatismes physiques et psychiques et les traitements inhumains que les autorités marocaines leur font subir. Certains, comme M., ont même parfois pensé à se donner la mort. D’autres ne cessent de penser à leur(s) frère(s) ou ami(s), dont ils ont vu le(s) corp(s) sans vie à la frontière. Comme le jeune Mohamed A., qui a témoigné dans les médias espagnols181Voir : https://www.publico.es/sociedad/suenos-rotos-melilla-duermen-cartones-casablanca-mi-hermano-murio-valla.html#analytics-buscador:listado : « Mon frère est mort en sautant la barrière de Melilla ». Il en est sûr car il l’a vu de ses propres yeux, quand les gendarmes marocains l’ont emmené sur l’esplanade qui jouxte la clôture où étaient entassés les corps inertes ou en souffrance de ceux qui n’ont pas réussi à entrer à Melilla. « Ils ne m’ont pas laissé approcher. J’ai demandé aux gendarmes s’il vous plaît, c’est mon frère, j‘ai crié, mais ils ne m’ont pas laissé bouger », a raconté le garçon de 17 ans. Ce récit, nous l’avons entendu de la bouche de nombreux autres survivants qui ont perdu un proche ce jour-là, sans pouvoir savoir ce qui est advenu ensuite de leurs corps.

La violence a également continué post-mortem pour les personnes décédées sur place à Barrio Chino. Jusqu’à aujourd’hui, la question des corps des défunts continue d’être particulièrement opaque, constituant une grande source de souffrance pour les proches des morts et disparus.

Gestion opaque des cadavres et barrages à la recherche et à l’identification des morts et disparus

Des tentatives d’enterrement illégal

Deux jours après le massacre, le 26 juin 2022, l’AMDH-Nador lance une alerte sur les réseaux sociaux concernant des tentatives d’enterrement à la hâte en train d’être préparées par les autorités marocaines. L’association publie sur sa page Facebook des photographies montrant une présence inhabituelle d’agents autour de tombes fraîchement creusées dans le cimetière de Sidi Salem à Nador, dans le carré réservé aux migrant·es.

L’analyse des images satellites réalisée par Human Rights Watch et que nous avons approfondie confirme les révélations faites par l’AMDH-Nador sur les tombes creusées deux jours après le massacre, dans le carré dédié aux migrants du cimetière de Nador.

Une image satellite prise le 27 juin 2022, comparée à une autre prise le 23 juin de la même année, montre des zones plus sombres à la surface du sol sur l’image du 27 juin 2022, indiquant que des travaux d’excavation ont été effectués dans une zone du cimetière de Sidi Salem entre ces deux dates.

Alors que l’image du 27 juin 2022 est d’une résolution relativement faible, nous avons pu accéder à une image satellite de plus haute résolution prise le 29 juin. La zone dans laquelle des travaux d’excavation ont été effectués est clairement identifiée sur cette image, qui montre qu’environ 227 mètres carrés de sol ont été perturbés.

La localisation exacte du site a été vérifiée en faisant correspondre le paysage vu dans la photographie prise par l’AMDH-Nador des tombes en train d’être creusées publiée le 26 juin 2022. Le site correspond précisément à la zone encerclée sur l’image satellite.

Nous avons ensuite comparé le site identifié avec des zones similaires où des tombes individuelles étaient visibles. Le sol perturbé du cimetière de Sidi Salem a été comparé à un autre site funéraire non marqué dans le même cimetière où 33 tombes ont été creusées sur une surface de 420 mètres carrés. Cela nous a permis d’estimer le nombre de tombes pouvant être creusées dans la zone où le sol a été remué. Sur cette base comparative, nous pouvons estimer qu’entre 17 et 18 tombes pourraient être creusées dans l’espace de 227 mètres carrés présentant des signes d’excavation.

C’est très certainement la publication des photos du cimetière sur les réseaux sociaux182https://www.facebook.com/photo/?fbid=3238099823068937&set=pb.100064671673167.-2207520000 et https://www.facebook.com/photo/?fbid=3238409609704625&set=pb.100064671673167.-2207520000 et les retombées médiatiques183https://www.courrierinternational.com/une/drame-le-maroc-s-empresse-d-enterrer-les-migrants-morts-a-sa-frontiere-avec-melilla ; https://elpais.com/espana/2022-06-26/marruecos-se-apresura-a-enterrar-a-los-migrantes-del-asalto-a-la-valla-entre-criticas-por-la-posible-ocultacion-de-las-causas-de-la-muerte.html ; https://www.europapress.es/internacional/noticia-amdh-nador-denuncia-marruecos-preparando-entierro-migrantes-muertos-autopsia-investigacion-20220626144657.html ; https://www.eldiario.es/desalambre/ong-nador-denuncian-marruecos-pretende-enterrar-migrantes-fallecidos-autopsia-investigacion_1_9120142.html qui s’en sont suivies qui ont enjoint les autorités à cesser ces ouvrages clandestins. Dans les jours suivants, plusieurs journalistes espagnols ont été empêchés d’accéder au cimetière en question184Le correspondant de El Pais au Maroc, deux journalistes de El Faro de Melilla et des journalistes de El Diario : https://www.eldiario.es/desalambre/marruecos-esfuerza-ocultar-restos-muertes-salto-melilla_1_9123978.html. D’après les recherches menées par l’AMDH-Nador, des ordres oraux de préparer 21 tombes auraient été donnés au responsable municipal du cimetière par le Gouverneur et le Pacha de Nador. L’association pointe que c’est pourtant le Procureur général qui constitue la seule administration compétente pour ordonner de tels enterrements. Elle pointe en outre que le parquet n’a été informé des décès et de l’existence de cadavres placés à la morgue de Nador que six jours après les faits, et par ses propres moyens185AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf. L’AMDH-Nador dénonce un « accaparement » du dossier du 24 juin 2022 par les services du Ministère de l’Intérieur jusqu’à aujourd’hui :

« Tous les acteurs administratifs liés à ce massacre (santé, protection civile, Croissant Rouge, responsables de la morgue et du cimetière…) nous ont confirmé́ recevoir des instructions verbales du Gouverneur de Nador de ne rien communiquer sur ce sujet lors de réunions tenues spécialement sur ce sujet. C’est là un exemple de gestion occulte ou du moins non habituelle qui montre que le premier souci des autorités était et demeure un désir de ne jamais établir toutes les vérités sur ce qui s’est passé réellement. »186AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf

Après les publications de l’AMDH-Nador sur les réseaux sociaux à la fin juin 2022, aucune communication officielle n’a été faite sur le sujet. Dans leur courrier de réponse à la missive onusienne conjointe AL MAR 2/2022187, les autorités réfutent l’authenticité des allégations de tentatives d’enterrement de défunts du 24 juin, dénuées selon elles de tout fondement, arguant que les tombes en question auraient été creusées dans le cadre habituel de l’activité quotidienne de ce cimetière.

Une morgue saturée de corps rendue inaccessible aux familles des disparus

« Le samedi 25 juin vers 12h05, AMDH Nador a effectué une visite surprise à la morgue de Nador située à l’hôpital Hassani. Les deux portes qui étaient ouvertes pour aérer le milieu où régnait les odeurs de la mort, nous ont permis de constater l’ampleur du drame avec presque 15 cadavres de migrants jetés à terre portant des blessures apparentes à la tête, au visage, à la poitrine et aux pieds gisant dans du sang fraichement coagulé. Les trois paillasses qui ramenaient les cadavres des ambulances étaient encore tapissées de taches de sang des migrants. Il ne s’agit que des cadavres qui étaient jetés à terre dans une scène cruelle et inhumaine qui frappe la dignité humaine, sans parler des cadavres qui étaient peut-être déjà mis à l’intérieur des frigos par les deux agents de la morgue qui étaient en train de ranger les cadavres dans ces frigos. Dès que notre présence a été remarquée, les deux portes de la morgue ont été fermées avant de nous demander de quitter les lieux. »

Extrait du rapport de l’AMDH-Nador188AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf

L’AMDH-Nador est le seul membre de la société civile à avoir pu pénétrer dans la morgue de Nador après le massacre. L’étau de surveillance s’est immédiatement resserré après cette visite. Après quelques tentatives accompagnées par des membres de l’AMDH-Nador, notre équipe de recherche n’a pas pu y accéder ni parler avec les responsables de cette installation. Plus grave, ce sont aussi les membres de familles de personnes portées disparues après le 24 juin qui se sont vues refuser l’accès et ainsi leurs possibilités d’identification de leur proche. C’est ce qui est arrivé au frère du disparu Ahmad Babakr Mohammed, venu depuis le Sultanat d’Oman pour tenter de le retrouver.

Ahmad Babakr Mohammed dans la liste des disparus établie par l’AMDH-Nador, mise à jour en juin 2023.

Muhammad, frère du disparu Ahmad Babakr Mohammed, a été accueilli et accompagné tout au long de son séjour par l’AMDH-Nador. L’un de nos enquêteurs a pu le rencontrer également. Muhammad a visité l’ambassade de la République du Soudan à Rabat où des responsables lui ont montré 23 photos des personnes décédées officiellement déclarées par les autorités marocaines. Puisque Muhammad n’a pas trouvé son frère parmi ces photos, il est parti avec le président de l’AMDH-Nador pour se rendre à la cour d’appel de Nador, espérant, cette fois-ci, obtenir les informations souhaitées concernant son frère. Là-bas, il a réussi à obtenir une autorisation du procureur général de la cour de voir les cadavres auprès de la police judiciaire à Nador. Mais son rendez-vous à la police judiciaire a mal tourné. Muhammad relate que les agents qu’il a rencontrés ont refusé d’accéder à sa demande, malgré l’autorisation du procureur. On lui a uniquement proposé de voir les photographies qu’il avait déjà vues. Muhammad souligne le changement brusque de comportement d’un des agents de la police judiciaire, qui s’est montré alors hostile et menaçant, lorsqu’il a souligné son droit à voir les cadavres à la morgue. C’est in fine un refus catégorique qui est opposé à Muhammad et on lui a intimé de partir.

Après cette entrave illégale à ses démarches d’identification, Muhammad a continué sa route pour chercher son frère au niveau de différentes prisons de la région orientale, puis à Rabat et Casablanca, mais en vain. Ahmad Babakr Mohammed reste porté disparu jusqu’à aujourd’hui malgré les efforts de son frère et de l’AMDH-Nador pour le retrouver.

D’autres familles ont été empêchées de la même façon que Muhammad de visiter la morgue au niveau de l’hôpital de Nador pour pouvoir, peut-être, identifier leurs morts.

« Malgré les instructions écrites du Procureur général de permettre aux familles de visualiser les cadavres à la morgue, la directrice de l’hôpital Hassani et la police judiciaire de Nador ont refusé d’appliquer ses instructions. Devant ce refus illégal et injustifié, la directrice de l’hôpital nous a déclaré que des instructions directes du Gouverneur de Nador sont derrière cette interdiction. »

AMDH-Nador189AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration, année 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf

Selon l’AMDH-Nador, les cadavres des personnes mortes à Barrio Chino le 24 juin 2022 ont été directement transportés du poste-frontière vers la morgue, ou bien des urgences de l’hôpital Hassani vers la morgue, sous instructions directes de la police judiciaire dans le premier cas et de la directrice de l’hôpital dans le second, sans inscription aucune de ces morts sur le registre habituel des décès que tient l’administration de l’hôpital190AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf.

Près d’un an plus tard, l’opacité autour de la gestion des cadavres du 24 juin 2022 demeure. Fin mai 2023, des membres de l’AMDH-Nador ainsi que l’un de nos enquêteurs se sont rendus à l’hôpital de Nador. Le responsable de la morgue a refusé de communiquer le nombre exact de morts. En revanche, la morgue est décrite comme saturée de corps, depuis des mois. Cela indique dès lors que les corps des défunts du 24 juin 2022 sont encore dans la morgue, mais entassés, voire empilés, reproduisant ici encore la violence symbolique du charnier.

Nos recherches menées côté marocain indiquent par ailleurs que des cadavres issus des évènements du 24 juin 2022 auraient été déposés à la morgue d’Oujda, faute de place dans celle de Nador. Cependant, comme au niveau de Nador, notre équipe d’enquête a été empêchée d’accéder à la morgue d’Oujda, et nous ne pouvons ainsi pas confirmer ce déplacement de cadavres.

La rétention d’information et l’entrave volontaire aux processus d’identification opérées par les autorités marocaines et espagnoles continue jusqu’à ce jour d’empêcher l’établissement de l’identité des morts et des disparus, et rend impossible le deuil pour nombre de familles. Par ailleurs, cette opacité qui entoure les morts du 24 juin ne permet pas de connaître de manière certaine le nombre de morts lors du massacre.

Des militant·es qui comptent les morts face à des États qui continuent de les cacher

Combien de personnes sont-elles mortes le 24 juin 2022 à la frontière ? Près de deux ans plus tard, il reste impossible de répondre avec certitude à cette question. Face au silence et à l’opacité des autorités marocaines, l’AMDH-Nador et Caminando Fronteras mènent, depuis le 24 juin 2022, en lien permanent avec les survivants et les familles des morts et disparus, un travail d’identification. Les données de l’AMDH-Nador, qui évoluent en fonction des informations transmissent par les survivants et les familles, restent ainsi les plus fiables quant aux nombres de morts et disparus.

Le soir du 24 juin 2022, l’AMDH Nador annonçait, sur la base de sources hospitalières, que 27 dépouilles de migrants avaient été ramenées à la morgue de l’hôpital Hassani, contredisant ainsi la version des autorités marocaines191AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf. Les autorités marocaines parlèrent elles de cinq morts, puis 18, avant de se rétracter et de fixer le nombre officiel de décès à 23.

C’est sur la base de son propre travail d’investigation, mené depuis le 24 juin 2022, que l’organisation a pu récolter de nombreux témoignages et photographies auprès des survivants d’une part et des familles de disparus d’autre part. C’est ainsi que l’AMDH-Nador a pu commencer à établir des listes de morts et disparus, qu’elle tente constamment de mettre à jour.

L’association révèle également des irrégularités quant aux moments de visualisation des photographies des cadavres par les familles au siège de la police judiciaire : 25 photos sont montrées à certaines familles contre seulement 23 pour les autres192AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf. En outre, l’association souligne que sur la totalité des photographies données à voir par la police judiciaire, ne figurent pas celles de 4 personnes identifiées comme mortes soit dans les vidéos publiées par l’AMDH Nador soit par les témoignages de rescapés du massacre eux-mêmes, ni celle du jeune Soudanais décédé dans l’un des bus de déplacement forcé. Il s’agit des cinq personnes suivantes :

  • Abdenasser Mohamed Ahmed, embarqué dans l’un des bus alors qu’il était dans un état très grave d’après les témoignages de personnes qui se trouvaient avec lui dans le bus. La mort a été confirmée à l’AMDH-Nador par le chauffeur et le propriétaire du bus en question.
  • Abdelaaziz Yaakoub Daoud surnommé Anwar, visible sur une séquence vidéo publiée par l’AMDH-Nador, dans laquelle on peut voir et entendre un militaire marocain s’assurer de sa mort.
  • Abderrahim Abdellatif Ali Ibrahim, also known as Hanine, dont plusieurs témoignages de survivants récoltés par l’AMDH-Nador et notre équipe ont confirmé la mort au poste-frontière de Barrio Chino. Selon eux, il saignait à cause d’une grave blessure au niveau de la poitrine.
  • Mohannad Maamoun Aissa, dont de nombreux témoignages de survivants récoltés par l’AMDH-Nador et notre équipe, notamment celui de son frère, nous ont confirmé la mort du côté du poste-frontière de Barrio Chino sous contrôle espagnol. Son cadavre a été récupéré par les militaires marocains lorsqu’ils ont traversé la frontière.
  • Qussai Ismail Abdelkader, dont plusieurs témoignages de survivants ont confirmé la mort au poste-frontière de Barrio Chino.

Cela confirme que le nombre de cadavres et de décès est plus élevé que 23 décès confirmés par les autorités, et se monte à au moins 27 personnes décédées. Les associations et familles des personnes défuntes restent sans aucune nouvelle quant aux dépouilles de ces cinq personnes. Seule une famille a pu identifier son enfant sur la base des photos montrées à la police judiciaire à Nador, après une longue procédure soutenue par l’AMDH-Nador193AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf . Voir aussi le reportage de Vice News : https://www.youtube.com/watch?v=IhgLQ06yIYQ. Ainsi, le 31 mars 2023, Adam Bikhit a pu être enterré au cimetière Sidi Salem de Nador en présence de deux membres de sa famille venus d’Angleterre, de militants de l’AMDH et de locaux solidaires194Voir : https://enass.ma/2023/04/17/migration-le-maroc-epingle-a-geneve/ ; https://www.publico.es/sociedad/nueve-meses-identificar-enterrar-primera-victima-tragedia-melilla.html. Pour réclamer que lumière soit faite sur le drame du 24 juin et connaître le sort de leurs enfants disparus, des familles de victimes se sont constituées en association, depuis le Soudan, en mars 2023195Voir : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=590643499768034&set=pb.100064671673167.-2207520000&type=3 ; https://enass.ma/2023/04/17/migration-le-maroc-epingle-a-geneve/. Traduction : Comité du 24 juin des familles de disparus soudanais au Maroc. Communiqué de presse.
Afin d’exiger la révélation du sort de tous les Soudanais disparus au Royaume du Maroc, le Comité du 24 juin des familles de Soudanais disparus au Maroc annonce l’organisation d’une manifestation pacifique devant l’Ambassade du Maroc à Khartoum le dimanche 12 mars 2023, à onze heures du matin.
Afin d’assurer le succès de cette lutte, le Comité du 24 juin appelle toutes les familles soudanaises qui recherchent leurs enfants depuis plus de huit mois à se joindre à cette manifestation devant l’ambassade du Maroc à Khartoum. Elles sont encouragées à déployer des banderoles et des photos de leurs enfants disparus pour exprimer leur refus d’accepter tout retard dans la révélation du sort de leurs proches et pour exiger une réponse positive des autorités marocaines aux demandes des familles, notamment en ce qui concerne l’identification du lieu où se trouvent les personnes disparues et la libération des détenus. – Khartoum, le 7 mars 2023.
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Déclaration du Comité des familles des disparus soudanais du 24 juin 2022, publiée sur Facebook par l’AMDH-Nador le 10.03.23.

Ainsi, de par la gestion opaque des corps des personnes décédées et les barrages multiples à leur identification, jusqu’à ce jour le nombre et l’identité des morts n’a pas pu être établi de manière définitive. Par ailleurs, au moins 70 personnes restent portées disparues depuis le 24 juin 2022.

70 personnes toujours portées disparues

Dès le lendemain du massacre, l’AMDH-Nador a commencé à enquêter auprès des personnes éloignées de la frontière. Par la suite, l’association a également tenté de trouver des informations auprès des personnes sorties des différentes prisons de la région ou de celles sorties des hôpitaux des environs. Après un an de travail méticuleux de recoupement d’informations, c’est une liste provisoire de 70 personnes encore portées disparues qui a été publiée en juin 2023.

Si l’on additionne les listes existantes des personnes mortes le 24 juin 2022 et celles qui demeurent portées disparues, on comprend qu’il est possible que le nombre de personnes qui ont perdu la vie le 24 juin 2022 s’élèvent à 97, bien au-delà des 23 morts reconnus par les autorités marocaines. Ni les autorités marocaines et espagnoles, ni les ambassades des pays d’origine des personnes concernées n’ont aidé dans les démarches de recherche des disparus.

De la complicité des ambassades africaines au Maroc dans le maintien de l’impunité

Au lieu d’aider leurs concitoyens dans leurs démarches de recherche des disparus, ou de condamner le Maroc pour la violence que les forces de l’ordre ont exercé, et à la suite de pressions, les ambassadeurs d’États africains au Maroc se sont solidarisés avec les autorités marocaines.

En effet, deux jours après le massacre, les ambassadeurs d’États africains ont été invités au siège du Ministère des Affaires Étrangères. À cette occasion, les autorités marocaines ont présenté leur version des faits, vidéos à l’appui, pour réfuter – comme l’expliquent des médias proches du gouvernement196https://lematin.ma/express/2022/cndh-photos-videos-circulation-internet-nont-rapport-tentative-passage-migrants/377678.html – la « version mensongère » diffusée sur les réseaux sociaux. À l’issu de cette session dite d’information, les diplomates auraient condamné la violente tentative de passage des migrants et se seraient déclarés solidaires du Maroc, condamnant toute tentative de nuire à l’image du Royaume, et auraient salué la politique migratoire marocaine197https://lematin.ma/video/drame-de-nador-informes-de-la-situation-les-ambassadeurs-africains-sengagent-aupres-du-maroc-7836.html ; https://lematin.ma/express/2022/cndh-photos-videos-circulation-internet-nont-rapport-tentative-passage-migrants/377678.html.

Des procès inéquitables, des sanctions collectives et des emprisonnements sans preuve de survivants du massacre

Au lieu de faire la lumière sur les responsables du massacre du 24 juin et d’identifier les morts et les disparus, ce sont des survivants du massacre eux-mêmes qui ont été poursuivis en justice, et des dizaines d’être eux ont été enfermé dans des prisons marocaines.

Les survivants, qui ont en grande partie subi l’acharnement des coups des forces de l’ordre espagnoles et marocaines, ont aussi été la cible d’un véritable acharnement judiciaire198En août 2022, un communiqué est rédigé par un collectif de cinq associations dont l’Association marocaine des droits humains (AMDH), le Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM), l’Association d’aide aux migrants en situation de vulnérabilité (AMSV), ATTAC Maroc et Caminando fronteras (Espagne). Voir aussi : https://enass.ma/2022/08/16/drame-de-nador-melilla-un-acharnement-judiciaire-contre-les-refugies/, comme l’ont constaté et documenté des associations, avocats et journalistes qui ont suivi les dossiers de dizaines de survivants du 24 juin 2022 poursuivis par la suite à Nador. Notre équipe de recherche a échangé avec plusieurs de ces acteurs de la société civile pour tenter de comprendre l’ampleur de cette dimension de la répression.

Le jour même du massacre, parmi les personnes arrêtées au poste-frontière de Barrio Chino, certaines sont embarquées par les forces de l’ordre et placées directement en garde à vue199. Ces personnes sont visées par une enquête préliminaire de la police judiciaire et sont alors maintenues d’abord au commissariat. À la suite d’une décision du procureur, elles sont placées en détention préventive à la prison de Nador. Plusieurs organisations et journalistes se sont alors mobilisés pour observer les procès tout en mobilisant, pour certaines d’entre elles, des avocats pour assister des groupes d’accusés.

Pendant les procès, la majorité des personnes accusées est de nationalité soudanaise et nombre d’entre elles sont demandeuses d’asile, parfois même déjà enregistrées auprès du HCR au Maroc.

Les présumées victimes, elles, sont toutes des membres des forces de l’ordre et des agents des autorités marocaines. D’abord présentes en nombre aux procès, leur effectif a diminué au fil des mois, puisque leurs frais de déplacements à Nador et de procédure n’étaient pas pris en charge par leurs institutions.

Des observateurs des procès, qui se sont tenus à la cour d’appel et au tribunal de première instance de Nador entre juillet et octobre 2022, ont dénoncé des audiences organisées très rapidement et de manière expéditive, un traitement collectif des dossiers et un manque flagrant de preuves pour fonder les accusations et les peines octroyées. En somme, ce sont des chroniques de procès dont le fondement même d’équité a été bafoué.

Les chefs d’inculpation des personnes migrantes sont principalement en lien avec des articles du code pénal marocain et la loi 02.03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers au Royaume du Maroc, à l’émigration et l’immigration irrégulière2001 http://www.sgg.gov.ma/Portals/0/profession_reglementee/Dahir_immigration_fr.pdf. Parmi les plus fréquemment imputés pendant les procès201Voir les différentes décisions de justice rendues publiques. peuvent être cités les chefs d’inculpation suivants :

  • Participation à une association de malfaiteurs
  • Délit d’organisation et de facilitation de la sortie irrégulière de personnes du territoire marocain
  • Délits d’entrée et de séjour irréguliers sur le territoire marocain
  • Outrage à l’encontre d’agents d’autorité publique
  • Coups et blessures avec usage d’armes, possession d’armes dans des circonstances qui menacent la sécurité des personnes, l’ordre public
  • Violences et actes de rébellion commis par plusieurs personnes
  • Destruction de biens publics
  • Attroupements armés

Si les deux premiers chefs d’accusation mentionnés ont souvent été requalifiés par le juge en « délit d’adhésion à une entente visant à faciliter la sortie de personnes du territoire national », les autres chefs ont généralement été retenus et les personnes ont été sanctionnées de plusieurs mois de prison en première instance202Voir par exemple : https://enass.ma/2022/09/27/la-main-lourde-de-la-justice-contre-les-refugies-a-nador/ ; https://www.h24info.ma/nador-les-peines-de-14-migrants-aggravees-en-appel/. Les peines ont systématiquement été alourdies après le passage des dossiers à la cour d’appel, passant par exemple de 8 mois à 3 années de prison ferme203Voir par exemple : https://enass.ma/2022/09/27/la-main-lourde-de-la-justice-contre-les-refugies-a-nador/ ; https://www.h24info.ma/nador-les-peines-de-14-migrants-aggravees-en-appel/, assorties à des amendes.

Des avocats et associations considèrent pourtant que ces peines très lourdes ne reposent sur aucune preuve. En effet, lors des procès, aucun lien direct entre les agents – victimes présumées – et les migrants arrêtés le 24 juin 2022 – accusés présumés présents – n’a été établi. Les agents n’ont pas déclaré avoir reconnu directement les personnes accusées présentes dans le tribunal. À chaque procès, le juge a eu un recours exclusif aux procès-verbaux de la police judiciaire comme moyens de preuve. Pourtant, les personnes accusées ont nié devant le juge toutes les charges retenues contre elles, pointant que les propos cités dans les procès-verbaux n’étaient pas les leurs, et ne correspondaient pas à la vérité. Seules des charges concernant les entrées irrégulières sur le territoire marocain ont été admises par les accusés.

Une autre observation d’importance révélant l’aberrance de ces procès tient au fait que les accusés avaient des traces visibles de violences sur leurs visages, leurs corps, et certains présentaient des difficultés à marcher. Tandis que les victimes présumées, c’est-à-dire des agents des forces de l’ordre et d’autorité marocaines, semblaient physiquement bien-portantes. Pourtant, ces victimes ont toutes alors produit des certificats médicaux attestant de diverses blessures et traumatismes. Les personnes poursuivies, elles, n’ont pas eu accès à des examens médicaux, malgré une procédure pénale qui le prévoit.

Ensuite, les observateurs des procès ont également dénoncé le caractère collectif du traitement des accusés qui ne permet pas de prouver de responsabilité pénale ou civile. Malgré le principe de l’individualisation de la peine et du crime, les personnes ont été inculpées, jugées, et condamnées en groupes de plus de 10 personnes. Les personnes arrêtées le 24 juin 2022 au niveau de la frontière ont été assimilées à des criminels, sur la base de récits répétés à l’identique, par les parties civiles, pour qualifier les faits de dizaines de personnes accusées.

C’est ainsi le principe même du droit à un procès équitable qui a été bafoué. Les garanties des procédures n’ont pas été respectées et les liens de causalité entre les crimes imputés et les accusés n’ont pas été établis, faute de preuves.

Finalement, les observateurs des procès ont aussi soulevé la question des personnes accusées d’entrée irrégulière malgré leur statut de demandeurs d’asile, en violation des engagements du Maroc dans la Convention de Genève.

S’il a été estimé à au moins une centaine par des associations qui ont suivi une partie des procès, jusqu’à aujourd’hui, les informations sur le nombre total de personnes inculpées puis emprisonnées à la suite des évènements du 24 juin 2022 ainsi que tous les lieux où elles sont détenues restent flous.

Les autorités marocaines limitent l’accès aux informations sur les prisonniers, ne permettant pas, là encore, aux proches, aux familles et à leurs soutiens, d’avancer dans l’identification des morts et disparus.

Deux ans après les événements, la violence du massacre du 24 juin 2022 continue de faire souffrir les victimes et leurs familles de toutes les manières évoquées dans ce chapitre.

CONCLUSION. LA QUÊTE DE JUSTICE

Manifestation devant le CETI à Melilla. Photographie : Cléo Marmil, 29.06.22

Une mobilisation courageuse au lendemain du massacre

Le lundi 27 juin 2022, trois jours après le massacre, des dizaines de survivants du massacre se rassemblent devant le Centre de séjour temporaire pour immigrants (CETI) de Melilla pour exiger une enquête sur les événements qui se sont produits à la barrière de Melilla.

À travers un manifeste et des pancartes, les survivants arrivés à Melilla dénoncent alors le Maroc et l’Espagne comme partenaires dans le massacre qui a été commis contre de jeunes Africains Noirs.

Manifestation devant le CETI à Melilla. Photographie : Cléo Marmil, 29.06.22

Les pancartes, rédigées en arabe, en anglais, en espagnol et français s’adressent au monde entier, mais aussi directement aux responsables politiques. L’une d’entre elle interpelle le président du gouvernement espagnol : « Pedro Sánchez, on dirait que tu apprécies de voir les corps des migrants empilés à la barrière et ton pays faisant semblant d’être respectueux des droits humains »204https://www.europapress.es/ceuta-y-melilla/noticia-concentracion-ceti-melilla-exigir-investigacion-muertes-lado-marroqui-valla-20220627172303.html. Une autre pancarte questionne : « les Ukrainiens reçoivent des roses, pourquoi nous les Noirs on nous envoie en enfer ? ».

Manifestation devant le CETI à Melilla. Photographie : Cléo Marmil, 29.06.22

Le 29 juin, une nouvelle manifestation est organisée à Melilla. Un olivier est planté en mémoire des victimes et les demandeurs d’asile s’allongent sur le sol pour reconstituer la scène du massacre. L’un d’entre eux prend le micro et déclare : « Essayez de dire “asile” quand vous êtes au milieu d’une nuée de tirs et de gaz… ».205Voir le post de blog rédigé par les chercheuses Elisa Floristán Millán et Cléo Marmié  : https://blogs.law.ox.ac.uk/border-criminologies-blog/blog-post/2022/07/letting-cross-letting-die-dark-friday-melilla D’autres manifestations ont lieu sur la péninsule espagnole, en particulier à la suite d’appels des organisations de personnes Noires et afro-descendantes du mouvement antiraciste206https://elpais.com/espana/madrid/2022-06-26/cientos-de-personas-protestan-en-madrid-contra-la-masacre-de-melilla-y-exigen-explicaciones-al-gobierno-y-a-marruecos.html, ainsi que des associations de défense des droits humains.

Manifestation devant le CETI à Melilla. Photographie : Cléo Marmil, 29.06.22

Au-delà de ces manifestations dans l’espace publique, des associations et des journalistes ont mené des enquêtes et analysé les violations qui ont été perpétrée à l’encontre des personnes migrantes lors du massacre du 24 juin207AMDH Nador, “La tragédie au poste frontière de Barrio Chino”, 2022 ; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador-Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe-Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort. » Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla, 2022 https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/ ; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022 https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ; Lighthouse Reports, ENASS, El País, Le Monde, Der Spiegel, The Independant, “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022 ; Irídia, « Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022 » (rapport), 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdfhttps://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023 https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf. En juin 2023, des ONG de défense des droits de l’homme ont déposé une plainte auprès d’un tribunal d’instruction de la ville autonome de Melilla pour demander l’ouverture d’une enquête « exhaustive et détaillée »208Publico, ” Cinco organizaciones presentan una querella para que vuelva a investigarse la tragedia”, 16 June 2023. https://www.publico.es/sociedad/cinco-organizaciones-presentan-querella-vuelva-investigarse-tragedia-melilla.html. Par ailleurs, pour réclamer que lumière soit faite sur le drame du 24 juin et connaître le sort de leurs enfants disparus, des familles des disparus se sont constituées en association, depuis le Soudan, en mars 2022209Voir : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=590643499768034&set=pb.100064671673167.-2207520000&type=3 ; https://enass.ma/2023/04/17/migration-le-maroc-epingle-a-geneve/.

En Espagne comme au Maroc, loi du silence, rétention d’information et hypocrisie d’État

Malgré ces diverses demandes de vérité et de justice, près de deux ans après le massacre du 24 juin 2022, l’impunité reste totale, perpétuant la souffrance des rescapés et des familles des victimes210https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2023/06/morocco-spain-agony-goes-on-for-families-of-missing-and-dead-as-melilla-cover-up-continues/.

Face à ce massacre qui a mené à la mort d’au moins 23 personnes dont le décès a été reconnu par les autorités, et alors que l’Association Marocaine des Droits Humains à Nador a dénombré au moins 27 personnes tuées lors de cette journée et plus de 70 personnes disparues, les autorités espagnoles et marocaines n’ont pas enquêté comme il se doit sur les actes et acteurs impliqués et les nombreuses violations perpétrées lors du massacre, et ont au contraire empêché les enquêtes indépendantes d’accéder à de nombreux éléments de preuve essentiels.211Voir par exemple : https://www.publico.es/internacional/marruecos-evita-entrada-tres-eurodiputados-observadores-internacionales-fronteras-melilla.html Au lieu d’utiliser les institutions judiciaires pour déterminer les responsables de ce massacre, le Maroc a utilisé son appareil judiciaire pour continuer la répression des survivants du massacre, dont plusieurs dizaines ont été condamnés à des peines de prisons pour sanctionner des actes de violence et d’autres délits allégués. Le procureur Espagnol n’a quant à lui pas conclu à la présence de preuves de violations de la part des forces de l‘ordre, et a fermé son enquête. Selon des enquêtes journalistiques les forces de l’ordre espagnoles impliquées dans l’opération du 24 juin 2022 ont été muselées par « un ordre du silence imposé depuis lors par le Ministère de l’Intérieur »212https://www.publico.es/sociedad/no-guardia-civil-esto-hablan-agentes-desplegados-frontera-melilla-24j.html. Par ailleurs, ni le Maroc ni l’Espagne n’ont fourni de liste complète des noms des victimes et des causes de leur décès. Le Maroc n’a fourni aucun effort pour permettre aux familles d’identifier et de rapatrier les corps de leurs proches qui se trouvent encore dans la morgue de Nador.

Dans ce contexte d’impunité, la violence des frontières a continué . En effet, loin d’être démantelée, la barrière-frontalière de Nador-Melilla a été renforcée et, bien que les traversées de la frontière aient diminué depuis le 24 juin 2022, le système de répression raciste à la frontière demeure inchangé. Par ailleurs, les effets des politiques migratoires restrictives et du racisme ne se limitent pas à leurs matérialisations les plus visibles aux frontières des Etats, mais sont disséminées bien au-delà. Les survivants du massacre qui ont réussi à passer la barrière le 24 juin sans être refoulés, comme ceux qui sont parvenus à accéder au territoire de l’UE dans les mois suivants, ont été confrontés à la précarité et à l’exclusion liée à leur statut de demandeurs d’asile. Les effets du racisme anti-Noir·es traversent également l’ensemble des société européennes. Nous avons pu l’observer dans le cadre de notre enquête : par exemple, un groupe de survivants que nous avons rencontré à Barcelone s’est vu empêcher l’accès à un hôtel dans lequel ils avaient des chambres réservées. Qu’ils se trouvent en Afrique du Nord ou en Europe, le racisme et les frontières continuent d’affecter le quotidien des survivants du massacre.

Notre contre-enquête, un pas vers la vérité

Pour soutenir la demande de vérité et de justice des victimes du 24 juin 2022 et de leurs familles, et contribuer à la lutte contre la violence des frontières sous toutes ses formes, Border Forensics, en collaboration avec Irídia, l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) et d’autres acteurs de la société civile des deux côtés de la frontière, a mené une contre-enquête pendant plus d’un an, tout en bénéficiant des conseils complémentaires du Centre Européen pour les Droits Constitutionnels et Humains (ECCHR).

L’analyse que nous avons restituée dans ce rapport a été articulée à travers différentes échelles spatiales et temporelles : la longue durée de la colonialité et de la négrophobie à la frontière, ainsi que le régime d’impunité pour les violences qui les visent, qui crée les conditions structurelles rendant le massacre possible (chapitre 1); la conjoncture particulière des rapports diplomatiques changeants entre le Maroc, l’Espagne et l’EU aux cours des mois précédant le 24 juin et les oscillations de la répression qui en ont résulté (chapitre 2); la journée de l’évènement du massacre du 24 juin(chapitre 3), et la souffrance qui continue d’affliger les victimes du 24 juin et leurs familles près de deux ans après les faits de par l’impunité pour ce crime, l’absence d’identification des morts et l’emprisonnement de nombreux survivants (chapitre 4).

Notre reconstitution systématique apporte de nouvelles preuves quant aux responsabilités des autorités marocaines et espagnoles, et permet de réfuter leurs versions des faits qui les déchargent de toute responsabilité. Notre analyse fait émerger une véritable stratégie, dans la mesure où les forces de l’ordre marocaines ont délibérément laissé les personnes migrantes approcher la frontière ce jour et les ont ensuite orientées, par la menace répressive, vers le poste-frontière de Barrio-Chino. Canalisées à l’intérieur du poste depuis lequel elles essayaient de passer la frontière pour entrer à Melilla, les personnes migrantes ont d’abord été ciblées par l’utilisation de matériel anti-émeute déployé de toute part par les forces marocaines et espagnoles. Le gazage intense dans un espace confiné, et la panique lors de la tentative de passage, ont certainement produit les premières morts de cette tuerie. Ce sont ensuite les passages à tabacs, principalement perpétrés par les forces marocaines, des personnes restées à l’intérieur du poste et de celles violemment refoulées conjointement par les forces espagnoles et marocaines, qui ont constitué le moment principal, long de plusieurs heures, de violence mortifère. Aucune image de cette phase des évènements n’a été rendue publique jusqu’à présent. Ainsi, si nous n’avons pas pu rendre ce déchainement de violence visible, nous l’avons rendu audible à travers les témoignages des survivants. Notre analyse révèle par ailleurs que les forces de l’ordre espagnoles ont elles-mêmes perpétré de nombreux actes de violence et des violations, notamment en infligeant un traitement inhumain et dégradant aux personnes migrantes interceptées. En renvoyant les personnes migrantes vers le Maroc malgré la connaissance qu’ils avaient de la violence extrême à laquelle celles-ci seraient soumises, les agents Espagnols ont contribué à cette violence. Finalement, nous démontrons que si la majorité des morts ont eu lieu alors que les migrants étaient sous le contrôle des agents marocains, tous étaient sur le territoire espagnol.

Au-delà de la reconstruction de l’évènement du massacre, notre analyse a démontré que le piège mortel dans lequel les personnes migrantes sont tombées va au-delà de l’architecture du poste-frontière ou de l’enchaînement d’événements survenus le 24 juin. Il a été tissé par des politiques et pratiques opérant dans un espace-temps étendu, incluant les politiques européennes et espagnoles d’externalisation de contrôle des migrations établies depuis plus de deux décennies, la diplomatie migratoire marocaine, l’impunité quant aux violences perpétrées aux cours de nombreuses années, ainsi que la répression raciste quotidienne déployée contre les personnes Noires dans la zone. Ce sont tous ces éléments qui, ensemble, ont formé un piège mortel, que les forces de l’ordre espagnoles et marocaines ont exécuté le 24 juin 2022.

Bien que des zones d’ombre subsistent, les faits que nous avons reconstitués en croisant de nombreux éléments de preuve sont accablants, tant pour les autorités marocaines et espagnoles que pour l’Union européenne qui les soutient politiquement et financièrement. Les autorités des deux côtés de la frontière doivent faire toute la lumière sur ce massacre, et enfin répondre aux demandes de vérité et de justice des victimes et de leurs familles.

Revendications : faire tomber les barrières, ériger les droits

La demande de vérité et de justice des survivants du massacre. Border Forensics, 2024.

Lors de nos entretiens avec les survivants du massacre, l’un d’entre eux, Moustapha Ali Ibrahim, a résumé de manière succincte les revendications que l’ensemble des survivants a exprimé de manière répétée :

« Il faut que la justice triomphe, que les jeunes soient libérés de prison et qu’on identifie les disparus. Nous aussi, nous avons des amis disparus et nous voulons savoir s’ils sont morts ou vivants. Les prisonniers doivent être libérés, car ils n’ont commis aucune faute. »

Moustapha Ali Ibrahim

Nous donnons échos à ces demandes essentielles concernant le massacre du 24 juin : vérité, identification, libération, justice. Les autorités Marocaines et espagnoles doivent urgemment répondre à ces demandes. Le massacre du 24 juin 2022 ne pourra jamais être réparé. Mais des mesures peuvent être prises pour que la violence infligée ce jour-là cesse d’être reproduite dans le présent.

Au-delà de ces demandes spécifiques, notre analyse des conditions structurelles et conjoncturelles qui ont rendu le massacre du 24 juin possible, nous mène à formuler plusieurs recommandations dont la réalisation est nécessaire pour que les violences à cette frontière cessent en fin.

Nous l’avons vu, la barrière frontalière entourant l’enclave de Melilla est à la fois l’outils et le symbole du régime de séparation et de domination raciale instauré de part et d’autre de la frontière de Nador-Melilla. Démantelé cette barrière est une étape essentielle pour que ce régime de domination raciale, qui peut être analysé comme une forme d’apartheid transfrontalier, tombe enfin.

Cependant, l’érection de barrières frontalières toujours plus hautes et sophistiquée que nous observons à Melilla et Ceuta, mais aussi ailleurs aux frontières de l’Europe213Parlement Européen, Briefing : Walls and fences at EU borders, 2022., est une des expressions matérielles de la réponse répressive que l’Espagne et l’Europe donnent à un profond « conflit de mobilité » qui oppose la réalité des dynamiques migratoires entre le Sud global et l’Europe aux politiques discriminatoires et restrictives que l’Europe tente d’imposer. Loin de mettre un terme aux migrations définies comme « indésirables », ces politiques et pratiques restrictives ne font que les illégaliser, et les rendre plus couteuses – autant financièrement qu’humainement.

Nous nous joignons aux voix de chercheurs et chercheuses et d’associations, dont le réseau Migreurop214Migreurop, Atlas des migrations dans le monde : libertés de circulation, frontières, inégalités, 2022 ; Charles Heller et Bernd Kasparek, « Le pacte européen contre les migrations », Revue Mouvements, 2020., pour demander une réorientation fondamentale des politiques migratoires Européennes et plus largement des rapports entre l’Europe et le Sud global pour que les morts et les violences cessent enfin. Ainsi, au-delà de la barrière, c’est tout une série de relations, d’accords et de législations qui s’agit également de démanteler.

En particulier, il s’agit pour l’EU et ses États membres de démanteler l’ensemble des rapports et accords politiques et économiques – tels que les accords commerciaux, les exportations d’armes, le soutien aux dictatures – qui perpétuent des relations asymétriques entre l’Europe et le Sud global et contribuent aux facteurs qui conduisent un trop grand nombre de personnes sur les chemins de l’exil, dont seule une petite partie atteint les côtes européennes. L’UE doit immédiatement cesser d’externaliser le contrôle de ses frontières, et en particulier mettre un terme aux financements qui contribuent à la répression opérée par l’Espagne et le Maroc. Les États du Sud global, dont le Maroc, doivent quant à eux cesser d’instrumentaliser les vies des migrant.es à des fins politiques et économiques.

Il s’agit également de démanteler les frontières raciales qui structurent nos sociétés, en Espagne et en Europe, mais aussi au Maroc et en Afrique du Nord. Pour l’Europe, et l’Espagne en l’occurrence, il s’agit pour les États de s’attaquer aux causes profondes du racisme européen, en adressant le passé et le présent colonial de l’Europe et les imaginaires raciaux qu’ils ont fondés. Pour l’Afrique du Nord, et le Maroc en l’occurrence, il est grand temps que les États adressent le tabou du racisme anti-Noire produit de l’esclavage.

Il s’agit finalement de démanteler toutes les restrictions faites aux droits des personnes migrantes dans le cadre de la gestion discriminatoire des mobilités, et reconnaitre le droit, pour toutes et tous, de se mouvoir librement à travers les frontières. Sans le régime d’illégalisation sélective de certaines personnes migrantes opérant notamment par la catégorisation raciale, de classe, de genre et de citoyenneté, aucune barrière frontalière ne serait plus nécessaire.

Si une telle réorientation politique nous paraît seule à même de transformer l’actuel conflit de mobilité et mettre un terme aux frontières mortifères, nous sommes bien conscient·es qu’elle n’est pas à l’agenda Européen, ou des États d’Afrique du Nord. Au contraire, à travers le Pacte Européen sur les migrations approuvé par le Parlement Européen en avril 2024, l’UE intensifie son approche répressive des migrations215Déclaration conjointe, 161 organisations de la société civile appellent les députés européens à rejeter le pacte européen sur les migrations, 9 avril 2024, https://migreurop.org/article3249.html. Le conflit de mobilité actuel est ainsi appelé à perdurer, et la liste des morts aux frontières à s’allonger. Nous nous engageons à continuer de documenter, analyser et dénoncer cette violence, à la rendre visible et intelligible, pour que les conséquences de ces choix politiques ne puissent être niées. A travers ce processus, nous espérons aussi contribuer à la pleine reconnaissance des injustices vécu par les survivants avec qui nous avons travaillés, et de leur dignité en résistance. L’un des survivants du massacre, interviewé par la BBC quelques semaines après le massacre avait dit : « je ne suis pas mort, mais je ne suis plus vivant aujourd’hui »216BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022 https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ;. Nous espérons que notre contre-enquête contribue à ramener les survivants parmi les vivants et à faire entendre leurs demandes de vérité, d’indentification des morts, de libération des prisonniers, et de justice.

ÉQUIPE D’ENQUÊTE

Équipe de recherche

Border Forensics

Directeur de recherche : Charles Heller
Chercheuse principale : Elsa Tyszler
(chercheuse associée au CRESPPA, CNRS)
Coordinateur du projet : Elio Panese

Irídia-Centre de défense des droits de l’homme

Recherche et documentation : Maite Daniela Lo Coco, Sani Ladan
Supervision et soutien : Sonia Olivella, Irene Urango, Laura Maria Medina, Marta Llonch

AMDH – Association marocaine des droits de l’homme

Recherche : Groupe migration de l’AMDH

ECCHR – Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme

Analyse juridique complémentaire : Hanaa Hakiki

Équipe d’analyse et de production visuelles et spatiales

Border Forensics

Cartographie et animations : Nico Alexandroff, Jack Isles, Svitlana Lavrenchuk
Analyse géostatistique : Stanislas Michel, Stefanie Helfenstein
Géolocalisation et télédétection : Rossana Padeletti
Réalisation de film documentaire, montage, mixage sonore : Frédéric Choffat
Mise en page et visibilité publique : Jelka Kretzschmar

Équipe élargie

Développement de la plateforme interactive : Zac Ioannidis
Conception de la timeline : Robert Preusse
Analyse de la barrière frontalière : Antonio Giraldez López, Alicia Martínez
Tournage de vidéos documentaires supplémentaires : Alicia Martínez, Javier Angosto, Javier Bernardo, Okba Mohammad
Montage vidéo du documentaire, traduction, sous-titrage : Naima Bachiri
Synchronisation des images : Emile Costard
Enregistrement audio : Björn Cornelius, Headroom Estudio
Enregistrements de la clôture : George Vlad (Mindful Audio), Jeff Navarro (Critical Vibrations)
Voix off : Charles Heller, Mohammad Jadallah, Sani Ladan
Traduction du rapport et des scripts : J.A.*, Michael Almeida, Munia Hassoun, Mohammad Jadallah, Pedro Sanz
Traduction d’interviews et de documents officiels : J.A.*, M.A.*, R.E.*, R.A.H*, S.K*, Diego Rodriguez, Okba Mohammad

* Les noms de nos collaborateurs et collaboratrices souhaitant rester anonymes ont été abrégés.

Remerciements

Cette enquête, qui s’est étendue sur plus d’un an, a été rendue possible grâce aux contributions de nombreuses personnes.

Nous tenons tout d’abord à remercier les nombreux survivants du massacre, que nous avons rencontrés, pour leur confiance. Cette contre-enquête leur est dédiée, ainsi qu’à leur combat contre le racisme, pour leur dignité et pour la reconnaissance de leur humanité et de leurs droits. Nous espérons que cette enquête contribuera à votre quête de vérité et de justice.

Nous remercions également la section Nador de l’AMDH pour ses efforts inlassables dans la documentation des violations à la frontière Nador-Melilla, et le massacre du 24 juin en particulier. Cette documentation et cette analyse ont constitué une source essentielle pour notre enquête.

Un certain nombre d’acteurs de la société civile, de journalistes et de chercheurs qui documentent et analysent les effets des contrôles à la frontière entre Nador et Melilla depuis de nombreuses années, ont généreusement partagé leurs connaissances avec nous. Ils sont trop nombreux pour être remerciés, et certaines de leurs identités ne peuvent être révélées pour des raisons de sécurité. Nous exprimons donc notre sincère gratitude collectivement et anonymement.

Notre enquête s’appuie sur les efforts déployés précédemment par des journalistes et des acteurs de la société civile pour reconstituer le massacre du 24 juin 2022. Nous sommes particulièrement reconnaissants à Lighthouse Reports qui a généreusement partagé toutes les images auxquelles il a eu accès dans le cadre de l’importante enquête qu’il a menée en collaboration avec ENASS, El País, The Independent, Le Monde et Der Spiegel. Lighthouse Reports a également partagé son modèle 3D de la barrière frontalière de Barrio Chino et des transcriptions des entretiens. Nous remercions également porCausa pour son travail.

Plusieurs photographes et journalistes ont partagé leur important travail avec nous et sont cités dans notre rapport. Nous remercions en particulier Javier Angosto et Javier Bernardo qui étaient présents le 24 juin 2022, du côté espagnol de la barrière frontalière, et qui ont partagé leurs images avec nous.

Nous remercions le HCR Espagne et UNITED for Intercultural Action d’avoir partagé leurs données avec notre projet, ainsi que Human Rights Watch pour avoir partagé son analyse des imageries satellitaires des tentatives d’enterrement après le massacre. Nous sommes égalemLe piège de la frontiere de Nador-Melillaent reconnaissants envers Luisa Izuzquiza pour nous avoir aidés à accéder aux documents officiels.

Nous remercions Andrés García Berrio pour sa confiance, ainsi que Clara Calderó et Irina Samy Cucurull (Novact) pour leur solidarité et leur soutien dans ce projet. Nous remercions également l’équipe de communication, de plaidoyer et d’administration d’Irídia pour son soutien.

Nous remercions également Norman Ajari et E. Tendayi Achiume de s’être joint à nos discussions collectives. Leur analyse du racisme anti-Noir, de la violence et de la loi a façonné l’approche de cette enquête de manière décisive.

Nous remercions finalement

Maribel Casas-Cortes, Sebastian Cobarrubias Baglietto, Filippo Furri et Itamar Mann pour leurs critiques, commentaires et ajouts pertinents sur les versions préliminaires de notre rapport, ainsi que Kader Attia pour sa contribution à notre réflexion sur les images de la violence et la violence de l’image.

Financement

Le travail de Border Forensics sur ce projet a été soutenu par :

À partir de janvier 2024, les recherches de Charles Heller sont soutenues par le Fonds national suisse de la recherche scientifique pour son projet « Circumference of Violence » basé à l’Université de Berne.

Notes de bas de page

  • 1
    AMDH Nador, “La tragédie au poste frontalier de Barrio Chino”, 2022, http://amdh.org.ma/img/upload/contents/fichiers/532/d36ba0efb926c6cfb0705be188d7916c.pdf; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023, https://Irídia.cat/es/publicaciones/vulneracion-de-derechos-humanos-en-la-fs-del-estado-espanol-2021-2022/; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador – Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe-Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « ‘Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort.’ Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla », 2022, https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd; Lighthouse Reports et al., “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022, https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/
  • 2
    Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla, Presses Universitaires de Vincennes, 2024.
  • 3
    Norman Ajari, “Forms of Death: Necropolitics, Mourning, and Black Dignity”, Symposium: Canadian Journal of Continental Philosophy 26(1), 2022, p. 175.
  • 4
    Saidiya V. Hartman, Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America, Oxford University Press, 1997; Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016.
  • 5
    Charles Heller and Lorenzo Pezzani, “A disobedient gaze: strategic interventions in the knowledge(s) of maritime borders.” Postcolonial Studies 16(3), 2013, pp. 289-98.
  • 6
    Norman Ajari, “Forms of Death: Necropolitics, Mourning, and Black Dignity”, Symposium: Canadian Journal of Continental Philosophy 26(1), 2022, p. 175.
  • 7
    Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, 2019, p. 100.
  • 8
    Nous proposons ce concept de « massacrabilité » à la suite du concept d’« exterminabilité » formulé par Ghassan Hage en s’inspirant des analyses du philosophe Etienne Balibar. L’exterminabilité renvois pour Hage à la préparation de sujets à l’extermination en les marquant institutionnellement comme de futures victimes potentielles, notamment à travers la catégorisation raciale. L’exterminabilité n’est pas encore l’extermination, mais elle crée les conditions qui rendent possible le déclanchement de processus d’extermination à venir. De même, à travers le concept de massacrabilité, nous désignons le préparation de sujets – ici Noirs – au massacre. Voir Ghassan Hage, “Chapitre 9 : Rappeler l’antiracisme : vers une anthropologie critique de l’exterminabilité” in L’Alterpolitique: Anthropologie critique et imaginaire radical, EuroPhilosophie Éditions, 2021 ; Etienne Balibar, “Difference, Otherness, Exclusion », Parallax 11(1), 2005, pp.19-34.
  • 9
    Matthew Fuller et Eyal Weizman, Investigative Aesthetics: Conflicts and Commons in the Politics of Truth, Verso, 2021.
  • 10
    Ce chapitre historique s’ouvre sur l’expansion impériale mondiale des royaumes espagnol et portugais, respectivement vers les Amériques et le long des côtes africaines. Les conflits inter-impériaux pour de nouvelles conquêtes entre l’Espagne et le Portugal, et avec l’Empire ottoman, ont conduit à une série de campagnes violentes – d’expansion à l’étranger, mais aussi de consolidation du pouvoir à l’intérieur. Les édits qui ont conduit à des conversions forcées ou à des expulsions de résident·es juif·ves et musulman·es de la péninsule ibérique, entre la fin du XVe et le XVIIe siècle, en sont la preuve la plus évidente. Il est à noter qu’au cours des XVIe et XVIIe siècles, ces politiques d’homogénéisation interne de l’identité religieuse ont commencé à porter de moins en moins sur la pratique religieuse et de plus en plus sur la lignée sanguine. Cela a marqué une racialisation de l’identité religieuse et une identité raciale proto-nationale à l’apogée de l’expansion impériale. Voir Maribel Casas et Sebastian Cobarrubias, “Articulating Europe from the Sephardic Margin: Restoring Citizenship for Expulsed Jews, and not Muslims, in Spain?” in Loftsdóttir, K., Hipfl, B., and Ponzanesi, S. (eds.) Creating Europe from the Margins, Routledge, pp. 25-40.
  • 11
    Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005.
  • 12
    Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, Edición Icaria, 2018.
  • 13
    Romy Sánchez, « Ceuta : quand la barrière de l’Europe était un bagne colonial », Mélanges de la Casa de Velázquez 48(1), 2018, pp. 331-339.
  • 14
    Mateo Dieste, La ‘hermandad’ hispano-marroquí. Política y religión bajo el Protectorado español en Marruecos (1912–1956), Bellaterra, 2003; Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005; Mimoun Aziza, « Un orientalisme « périphérique » : l’orientalisme espagnol face au passé arabo-musulman de l’Espagne », Maghreb et sciences sociales 1, 2012 ; Fernández Parrilla and Cañete, ”Spanish-Maghribi (Moroccan) relations beyond exceptionalism: A postcolonial perspective”, The Journal of North African Studies 24(1), 2019.
  • 15
    Zakya Daoud, Abdelkrim. Une épopée d’or et de sang, Editions Séguier, 1999.
  • 16
    Luis Miguel Francisco, Morir en África, Editorial Crítica, 2014.
  • 17
    Manuel P. Villatoro, « En 1921, los rifeños abrían a los soldados españoles en canal y les quemaban vivos », ABC Historia, 12.08.2016, https://www.abc.es/historia/abci-desastre-annual-1921-rifenos-abrian-soldados-espanoles-canal-y-quemaban-vivos-201608120201_noticia.html
  • 18
    Sebastian Balfour, Deadly Embrace: Morocco and the Road to the Spanish Civil War, OUP Oxford, 2002.
  • 19
    Moro est le terme qui a historiquement été utilisé en Espagne et dans ses colonies marocaines pour désigner la personne de religion islamique. Le mot Maure vient du latin maurus, qui désignait l’habitant de l’ancienne province romaine de Mauritanie. Actuellement, son utilisation en Espagne pour désigner les musulman·es est entendue comme raciste. Mateo Dieste, El ‘moro’ entre los primitivos: el caso del protectorado español en Marruecos, Fundación “la Caixa”, 1997; Francisco Javier García Castaño and Antonia Olmos Alcaraz (eds.), Segregaciones y construcción de la diferencia en la escuela, Trotta, 2012. Le terme peut également être entendu lors d’interactions/d’agressions racists. Voir par exemple Inigo Alexander, “Espagne : une vague de crimes islamophobes balaie le sud du pays”, Middle East Eye, 02.08.21, https://acquiaprod.middleeasteye.net/fr/reportages/espagne-crimes-islamophobes-attaques-musulmans-marocains-murcie-vox
  • 20
    Vincent Courcelle-Labrousse et Nicolas Marmié, La guerre du Rif. Maroc 1921-1926, Tallandier, 2008 ; Mohamed Charqi, Armes chimiques de destruction massive sur le Rif, Le monde amazigh, 2015 ; Badiha Nahhass et Zakaria Rhani, « Akhenzir. Le cancer au Rif et ses mémoires coloniales », Revue d’histoire 20 & 21 158(2), 2023.
  • 21
    Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005 ; David Moffette, “Muslim ceuties, migrants and porteadores: race, security, and tolerance at the spanish-moroccan border”, Cahiers canadiens de sociologie 38(4), 2013 ; Alicia Fernandez Garcia, Vivre ensemble. Conflit et cohabitation à Ceuta et Melilla, L’Harmattan, 2017.
  • 22
    Instituto Nacional de Estadística, Estudio estadístico de las comunidades musulmanas de Ceuta y Melilla, 1987.
  • 23
    Yves Zurlo, Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, 2005, p. 48.
  • 24
    Ana Planet, Melilla y Ceuta: espacios-frontera hispano-marroquíes, Biblioteca de Melilla, 1998
  • 25
    Un jeune économiste du Parti socialiste ouvrier espagnol, Aomar Mohammedi Duddu, publie un article dans le journal El País qu’il intitule « Légaliser Melilla » et où il dénonce toutes les injustices dont est victime la population musulmane de Melilla : Aomar Mohammedi Duddu, “Legalizar Melilla”, El País, 11.05.1985.
    Duddu deviendra leader, avec Hamed Subaire à Ceuta, du mouvement social pour la revendication des droits des résident·es musulmans dans les enclaves.
  • 26
    Duddu, leader de la contestation à Melilla, est lui-même contraint de se réfugier au Maroc en décembre 1986, après avoir fait l’objet d’un mandat d’arrêt, comme d’autres membres du mouvement social. À Ceuta, une manifestation pacifique de femmes musulmanes est violemment réprimée : Avelino Gutierrez, “La policía reprime en Melilla con porras y botes de humo una manifestación pacífica de mujeres musulmanas”, El Pais, 21.01.1986. En janvier 1987, au cours d’une manifestation à Melilla, un jeune musulman est tué et plusieurs dirigeants musulmans sont arrêtés et accusés de sédition. Ils sont remis en liberté le mois suivant, mais la tension restera palpable dans les deux villes.
  • 27
    Voir David Mofette, “Muslim ceutíes, migrants, and porteadores: Race, security, and tolerance at the Spanish-Moroccan border”, Canadian Journal of Sociology 28(4), pp. 601-622, 2013; Alicia Fernández García, Vivre ensemble : conflit et cohabitation à Ceuta et Melilla, L’Harmattan, 2017. Voir aussi : DN, « Molina: “Los musulmanes soportamos ser ciudadanos de segunda en Melilla” », El Faro de Melilla, 20.08.16, https://elfarodemelilla.es/molina-los-musulmanes-soportamos-ser-ciudadanos-de-segunda-en-melilla/.
  • 28
    En vertu duquel sept principes généraux sont réciproquement acceptés : le respect du droit international et de l’égalité souveraine, la non-ingérence dans les affaires internes, le non- recours à la menace ou à l’utilisation de force, le règlement pacifique des différends, la coopération pour le développement, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales et le dialogue entre les cultures et les civilisations. Voir Said Saddiki, « Les clôtures de Ceuta et de Melilla : Une frontière européenne multidimensionnelle », Revue Études Internationales 43(1), 2012, p.64.
  • 29
    Zygmunt Bauman, Vies perdues. La mordernité et ses exclus, Payot, 2006 ; Henk Van Houtum, “Human blacklisting: the global apartheid of the EU’s external border regime”, Environment and Planning D: Society and Space 28, 2010 ; Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011.
  • 30
    Voir Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Approches critiques des politiques migratoires, Armand Collin, 2017.
  • 31
    3 Ley Orgánica 7/1985, de 1 de julio, sobre derechos y libertades de los extranjeros en España, https://www.boe.es/eli/es/lo/1985/07/01/7
  • 32
    Ley Orgánica 7/1985, de 1 de julio, sobre derechos y libertades de los extranjeros en España : https://www.boe.es/eli/es/lo/1985/07/01/7
  • 33
    Maribel Casas-Cortés et al., “Stretching Borders Beyond Sovereign Territories? Mapping EU and Spain’s Border Externalization Policies”, Geopolitica(s) 2(1), 2010 ; Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011 ; Lorenzo Gabrielli, ”La construction de la politique d’immigration espagnole : Ambiguïtés et ambivalences à travers le cas des migrations ouest-africaines”, thèse de doctorat, Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux, 2011.
  • 34
    Pour une analyse fine des processus sociaux à l’œuvre dans ces migrations transnationales, voir Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011.
  • 35
    Voir les rapports annuels de l’AMDH-Nador qui mentionnent les cas de violences et de décès de toutes les personnes qui tentent de passer la frontière, y compris marocaines. Voir aussi les travaux de Carolina Kobelinsky, Elisa Floristan Millan, Cléo Marmié.
  • 36
    Voir le témoignage du journaliste Manolo de la Torre dans El pueblo de Ceuta en 2011, cité par APDHA, « Droits de l’Homme à la Frontière Sud », p. 8, 2014, https://www.apdha.org/media/frontiere_sud%202014.pdf
  • 37
    Voir APDHA, « Droits de l’Homme à la Frontière Sud », 2014, https://www.apdha.org/media/frontiere_sud%202014.pdf; SOS Racismo, « Informe Frontera Sur.1995-2006: 10 años de violación de los derechos humanos », 2006, https://sosracismo.eu/wp-content/uploads/2016/06/Informe-Frontera-SUR-1995-2006.pdf
  • 38
    Sur le renforcement des frontières de Ceuta et Melilla, voir par exemple les travaux de : Said Saddiki, “Les clôtures de Ceuta et de Melilla : Une frontière européenne multidimensionnelle”, Revue Études Internationales43(1), 2012; Jaume Castan Pinos, “La fortaleza europea: Schengen, Ceuta y Melilla”, Tesis de Doctorado, Instituto de Estudios Ceutíes, 2014; Ruben Andersson, Illegality, Inc.: Clandestine migration and the business of bordering Europe, University of California Press, 2014; Xavier Ferrer-Gallardo and Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, Edición Icaria, 2018 ; Xavier Ferrer-Gallardo and Lorenzo Gabrielli, “The Fenced Off Cities of Ceuta and Melilla: Mediterranean Nodes of Migrant (Im)Mobility”, in Ricard Zapata-Barrero and Ibrahim Awad (eds.), Migrations in the Mediterranean: IMISCOE Regional Reader, Springer, 2023; Cristina Fuentes Lara, “La fronterización o desterritorización de la frontera hispano-marroquí. La singularidad de Ceuta”, Revista de derecho migratorio y extranjería 49, 2018; Corey Johnson & Reece Jones, “The biopolitics and geopolitics of border enforcement in Melilla”, Territory, Politics, Governance 6(1), 2018; Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019; Carolina Kobelinsky, “Les traces des morts : gestion des corps retrouvés et traitement des corps absents à la frontière hispano-marocaine”, Critique internationale 83(2), 2019; Miguel Acosta-Sánchez, “Ceuta y Melilla en el Espacio Schengen: situación actual y opciones de futuro”, EuroMediterranean Journal of International Law and International Relations 10, 2022. Pour une approche architecturale, voir: Antonio Giraldez López, “El dispositivo frontera: La construcción espacial desde el cuerpo migrante”, doctoral thesis, Universidad Politécnica de Madrid, 2020.
  • 39
    Voir : Alicia Martínez, “Colocados los primeros tramos de valla con “peines invertidos””, El Faro de Melilla, 25.08.20, https://elfarodemelilla.es/colocados-primeros-tramos-valla-peines-invertidos/ ; Alicia Martínez, “Melilla, “inmersa” en la segunda fase de colocación de peines invertidos en la valla”, El Faro de Melilla, 28.02.22, https://elfarodemelilla.es/melilla-inmersa-segunda-peines-invertidos-valla/ ; EFE, “El plan para la valla de Melilla tras los últimos saltos: ‘peines invertidos’, sensores y cámaras”, El Confidencial, 09.03.22, https://www.elconfidencial.com/espana/2022-03-09/valla-melilla-3-meses-peines-invertidos-intrusion-saltos_3388680/.
  • 40
    Voir : Nora El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Dalloz, 2015; Leonhard den Hertog, “Funding the eu–Morocco ‘Mobility Partnership’: Of Implementation and Competences”, European Journal of Migration and Law 18, 2016; Nora El Qadim, ”Lutte contre l’immigration irrégulière et conditionnalité de l’aide au développement”, Migrations Société 171, 2018 ; Lorena Gazzotti, Immigration Nation. Aid, Control, and Border Politics in Morocco, Cambridge University Press, 2021; Daniela Lo Coco and Eloísa González Hidalgo, “La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos”, CIDOB 129, 2021; Mehdi Alioua and Chadia Arab, ”Logiques de tri et migrations contrariées au Maroc. Circulations, assignations et contrôles aux frontières de l’Europe”, Migrations et société 191, 2023.
  • 41
    Voir: Daniela Lo Coco and Eloísa González Hidalgo, “La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos”, Revista CIDOB d’Afers Internacionals129, 2021.
  • 42
    Abdelkrim Belguendouz, “Expansion et sous-traitance des logiques d’enfermement de l’Union européenne : L’exemple du Maroc”, Cultures & Conflits 57, 2005 ; Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011.
  • 43
    Nadia Khrouz, “La pratique du droit des étrangers au Maroc. Essai de praxéologie juridique et politique”, thèse de doctorat, Université Grenoble Alpes, 2016 ; Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017 ; Yousra Abourabi and Jean-Noël Ferrié, “La nouvelle politique migratoire comme instrument diplomatique”, in Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017 ; Sara Bendjelloun, “Mise en œuvre et enjeux diplomatiques de la nouvelle politique migratoire” in Mehdi Alioua and Jean-Noël Ferrié (dir.), La nouvelle politique migratoire marocaine, Konrad Adenauer Stiftung, 2017.
  • 44
    Des deux côtés de la frontière les rapports associatifs sont unanimes, voir par exemple les nombreux rapports de l’APDHA, GADEM, AMDH Nador, Amnesty International et Irídia.
  • 45
    Nora El Qadim, Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Dalloz, 2015
  • 46
    Nora El Qadim, ”La politique migratoire européenne vue du Maroc : contraintes et opportunités”, Politique Européenne 31, 2010.
  • 47
    GADEM, « Coûts et blessures », 2018, https://www.gadem-asso.org/couts-et-blessures/ ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019.
  • 48
    Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla, Presses Universitaires de Vincennes, 2024. Sur la dimension raciale du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnoles, voir aussi notamment : Luna Vives, “White Europe: an alternative reading of the Southern EU border”, Geopolítica(s). Revista de Estudios Sobre Espacio y Poder 2(1), 2011; David Moffette, “Muslim ceuties, migrants and porteadores: race, security, and tolerance at the spanish-moroccan border”, Cahiers canadiens de sociologie 38(4), 2013; Lorena Gazzotti, “Deaths, Borders, and the Exception: Humanitarianism at the Spanish-Moroccan Border”, American Behavioral Scientist64(4), 2019; Jeffrey K. Coleman, The Necropolitical Theater. Race and Immigration on the Contemporary Spanish Stage, Northwestern University Press, 2020; Leslie Gross-Wyrtzen, “Bordering Blackness: The Production of Race in the Morocco-EU Immigration Regime.” PhD thesis, Clark University, 2020; Debarati Sanyal, “Race, Migration, and Security at the Euro-African Border.” Theory & Event 24(1), 2021; Sani Ladan, La luna está en Duala: y mi destino es el conocimiento, Plaza y Janés, 2022 ; Maite Daniela Lo Coco, “Colonialidad y racismo en el sistema de deportación español: prácticas excepcionales y violencia durante las deportaciones a Marruecos”, Migraciones. Publicación Del Instituto Universitario De Estudios Sobre Migraciones 58, 2023; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022”, 2023, https://Irídia.cat/es/publicaciones/vulneracion-de-derechos-humanos-en-la-fs-del-estado-espanol-2021-2022/.
  • 49
    Il faut souligner que les circulations entre les régions d’Afrique centrale et de l’Ouest et le Maroc sont très anciennes et informent de processus de racialisation très ancrés. Entre le VIIe et le XIXe siècle, des mouvements forcés ont eu lieu dans le cadre de la traite transsaharienne et des razzias ont été opérées par des monarques africains et des Arabo-Maures (Ould Cheikh, 1985 ; Ndiaye, 2008 ; El Hamel, 2012). Sur cette période, les différentes traites musulmanes auraient conduit à la déportation d’environ 14 millions de personnes (Grenouilleau, 2018). Si le manque de recherches sur les traites dans les mondes musulmans d’Afrique du Nord et d’Orient reste décrié (Trabelsi, 2016), on sait que ces systèmes ont organisé des rapports de soumission et d’esclavage, réduit des populations Noires autochtones du Sahara à la servitude (Timera, 2011) et produit une diaspora noire interne (Naïmi 2004 ; El Hamel, 2006) à la société arabo-berbère marocaine.
  • 50
    Voir par exemple : Grunberg, Bernard, “L’esclave noir dans la législation de l’Amérique espagnole des XVIe et XVIIe siècles”, Grenouilleau, Olivier, Esclaves : Une humanité en sursis. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2012, pp. 141-160 ; Rodrigo Y Alharilla, Martin, « Les factoreries négrières espagnoles des côtes africaines (1815-1860) », Outre-Mers, 410-411(1), 2021, pp. 143-167. Il faut aussi rappeler que la Guinée Équatoriale est la deuxième colonie espagnole en Afrique avec le Maroc. Elle n’a été décolonisée qu’en 1968. Sur la colonisation espagnole en Guinée Équatoriale, voir par exemple De Castro, M. y Ndongo D., 1998 ; ou encore Álvarez Chillida, Gonzalo. « Les Missions clarétaines et l’administration coloniale en Guinée espagnole. Une relation conflictuelle (1883-1930) », Histoire, monde et cultures religieuses, 31(3), 2014, pp. 113-131.
  • 51
    Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, « Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla », Presses Universitaires de Vincennes, 2024.Daniela Lo Coco y Eloísa González Hidalgo, « La doble lógica de la externalización europea: protección y deportación en Marruecos », CIDOB, n°129, 2021 ; Daniela Lo Coco, ”Colonialidad y racismo en el sistema de deportación español: prácticas excepcionales y violencia durante las deportaciones a Marruecos”, Migraciones. Publicación Del Instituto Universitario De Estudios Sobre Migraciones, n°58, 2023.
  • 52
    Voir par exemple : GADEM, Migreurop, APDHA, La Cimade, ”Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf ; l‘intervention du commissaire aux Droits de l‘Homme du Conseil de l‘Europe : https://rm.coe.int/third-party-intervention-by-the-council-of-europe-commissioner-for-hum/16806dac25 ; la plainte déposée à l‘ONU contre l‘Espagne pour discrimination raciale à la frontière : https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html ; l‘enquête menée par Forensic Architecture : https://forensic-architecture.org/investigation/pushbacks-in-melilla-nd-and-nt-vs-spain ; les chiffres du bureau d‘asile à la frontière de Melilla illustrant l‘impossible accès des personnes Noires à la frontière : https://www.eldiario.es/desalambre/solo-subsaharianos-asilo-inauguracion-melilla_1_3136315.html ; Irídia, ”Frontera Sur – Accesos terrestres”, 2017 ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; voir les déclarations de la Commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe publiées en novembre 2022 après sa visite en Espagne : ”il n’existe pas d’accès véritable et effectif à l’asile à la frontière entre Nador, au Maroc, et Melilla. “Dans la pratique, il semble qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’entrer à Melilla et de demander une protection aux autorités compétentes qu’en nageant ou en sautant la clôture, au péril de sa vie.”: https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/spain-should-advance-social-rights-better-guarantee-freedoms-of-expression-and-assembly-and-improve-human-rights-of-refugees-asylum-seekers-and-migran ; Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid, ”España: violaciones al derechos a la vida, uso ilegitimo de la fuerza y la expulsión violenta, sumaria y colectiva en el puesto fronterizo de barrio chino, en melilla, el 24 de junio de 2022”, informe para el Comite contra la tortura de la ONU, 7º periodo de sesiones, 10 – 28 jul 2023 : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en
  • 53
    Par exemple, le Conseil des migrants Subsahariens au Maroc (CMSM) et le Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM) se sont créés dès 2005, et bien d’autres collectifs se sont formés ensuite. Voir le récent site internet du CCSM : https://ccsmmarocorg.com/ Sur les mobilisations de migrants, voir par exemple les travaux de : Mehdi Alioua, “Le « passage au politique » des transmigrants subsahariens au Maroc. Imaginaire migratoire, réorganisation collective et mobilisation politique en situation de migration transnationale.” dans Le Maghreb à l’épreuve des migrations subsahariennes, édité par A. Bensâad, Karthala, 2009 ; Mehdi Alioua, “L’étape marocaine des transmigrants subsahariens en route vers l’Europe : l’épreuve de la construction des réseaux et de leurs territoires”, thèse de sociologie, Université Toulouse II, 2011 ; Sebastien Bachelet, “Irregular sub-Saharan migrants in Morocco : Illegality, immobility, uncertainty and « adventure » in Rabat”, PhD in Social Anthropology, University of Edinburgh, 2016 ; Emmanuel Mbolela, « Réfugiés », Editions Libertalia, 2017 ; Cynthia Magallanes-Gonzales, “Sub-Saharan Leaders in Morocco’s Migration Industry: Activism, Integration, and Smuggling”, The Journal of North African Studies, 2020.
  • 54
    Voir notamment : GADEM. 2023. Note du Groupe antiraciste d’accompagnement et de défense des étranger·e·s et migrant·e·s (GADEM – Maroc) à l’attention du Comité internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale en vue de l’examen du rapport valant dix- neuvième à vingt et unième rapports périodiques du Maroc au cours de la 111ème session du CERD, https://www.gadem-asso.org/note-du-gadem-a-lattention-du-cerd/.
  • 55
    Extrait d’un entretien avec Diallo B., jeune Guinéen rencontré en 2016 à Nador par la chercheuse Elsa Tyszler.
  • 56
    La réalité de la vie à Gourougou en 2014 est saisie dans un documentaire co-réalisé par l’un des migrants Noirs qui y vivaient à l’époque dans Les Sauteurs, d’Aboubakar Sidibé, Moritz Siebert et Estephan Wagner, 2016, https://www.berlinale.de/de/2016/programm/201609714.html ; sur les années d’après, voir : Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019.
  • 57
    Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019.
  • 58
    MSF, “Violence sexuelle et migration : la réalité cachée des femmes subsahariennes arrêtées au Maroc sur la route de l’Europe”, 2010, https://www.msf.fr/actualites/violence-sexuelle-et-migration ; MSF, “Violences, vulnérabilités et migration : bloqués aux portes de l’Europe. Un rapport sur les migrants subsahariens en situation irrégulière au Maroc”, 2013, https://www.msf.fr/communiques-presse/violences-vulnerabilite-et-migration-bloques-aux-portes-de-l-europe ; Smaïn Laacher, « De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil », La Dispute, 2010 ; Jane Freedman, “Analysing the gendered insecurities of migration: a case study of female Sub-Saharan african migrants in Morocco”, International Feminist Journal of Politics, n°14(1), 2012 ; Caminando Fronteras, Tras la Frontera, 2017, https://caminandofronteras.org/tras-la-frontera/ ; Alianza por la solidaridad & Helena Maleno Garzon, ”Alzando Voces”, 2018, https://www.alianzaporlasolidaridad.org/axs2020/wp-content/uploads/Informa-Helena-Maleno-2018-Alzando-voces.pdf  ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Elsa Tyszler, « Nous sommes des battantes. » Expériences de femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole, Genre, Sexualité & Société, n°25, 2021.
  • 59
    Voir : L‘intervention du commissaire aux Droits de l‘Homme du Conseil de l‘Europe : https://rm.coe.int/third-party-intervention-by-the-council-of-europe-commissioner-for-hum/16806dac25 ; la plainte déposée à l‘ONU contre l‘Espagne pour discrimination raciale à la frontière : https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html ; GADEM, Migreurop, APDHA, La Cimade, ”Ceuta et Melilla, centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf ; l‘enquête menée par Forensic Architecture : https://forensic-architecture.org/investigation/pushbacks-in-melilla-nd-and-nt-vs-spain ; les chiffres du bureau d‘asile à la frontière de Melilla illustrant l‘impossible accès des personnes Noires à la frontière : https://www.eldiario.es/desalambre/solo-subsaharianos-asilo-inauguracion-melilla_1_3136315.html ; Elsa Tyszler, ”Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019 ; Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid, ”España: violaciones al derechos a la vida, uso ilegitimo de la fuerza y la expulsión violenta, sumaria y colectiva en el puesto fronterizo de barrio chino, en melilla, el 24 de junio de 2022”, informe para el Comite contra la tortura de la ONU, 7º periodo de sesiones, 10 – 28 jul 2023, https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en.
  • 60
    Extrait d’entretien retranscrit par Elsa Tyszler pour le rapport conjoint : GADEM, Migreurop, APDHA, Cimade, Ceuta & Melilla, Centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf
  • 61
    Extrait d’entretien retranscrit par Elsa Tyszler pour le rapport conjoint : GADEM, Migreurop, APDHA, Cimade, Ceuta & Melilla, Centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique, 2015, https://www.gadem-asso.org/wp-content/uploads/2021/05/fr_rapportconjoint_ceutamelilla_decembre2015.pdf
  • 62
    Voir : El Diario, “España, denunciada ante la ONU por discriminación racial en la frontera con Marruecos”, 26/06/2015, https://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_1_2604747.html
  • 63
  • 64
  • 65
  • 66
    Peu avant l’inauguration des bureaux d’asile aux frontières de Ceuta et Melilla, le ministre de l’Intérieur espagnol Jorge Fernandez Diaz déclarait déjà « qu’il était très clair que, ceux qui tentent de rentrer illégalement en Espagne, en Europe et dans l’espace Schengen à travers les périmètres frontaliers de Ceuta et Melilla, n’auraient pas le droit à cette demande d’asile et à la protection internationale, puisque dorénavant des bureaux habilités à la frontière existent pour ce faire ». Cette affirmation, qu’entrer de façon irrégulière ne donne pas droit à solliciter l’asile, n’a aucune base légale (c’est le cas de la plupart des personnes demandeuses d’asile en Europe), les propos de ce ministre servant alors à légitimer la répression menée aux barrières. El Diario, « Fernández Díaz dice que «quedará claro» que los que saltan la valla no tendrán derecho a pedir asilo », février 2015, https://www.eldiario.es/desalambre/gobierno-oficinas-fronteras-ceuta-melilla_1_4384327.html
  • 67
    Elsa Tyszler, « Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole », thèse de doctorat en sociologie, 2019.
  • 68
  • 69
    Ayten Gündoğdu, “From the Colony to the Border: Lawful Lawlessness of Racial Violence.” Dans Lawless Zones, Rightless Subjects: Migration and Asylum in De- and Re-territorialized Borders Regimes, ed. Ayelet Shachar and Seyla Benhabib (Cambridge University Press). 2024.
  • 70
    Ayten Gündoğdu. 2024. “From the Colony to the Border: Lawful Lawlessness of Racial Violence.” dans Lawless Zones, Rightless Subjects: Migration and Asylum in De- and Re-territorialized Borders Regimes, ed. Ayelet Shachar and Seyla Benhabib (Cambridge University Press), 2024.
  • 71
    Voir par exemple : APDHA, ”Derechos Humanos en la Frontera Sur,“ 2013-2023 ; Migreurop, ”70 organisations espagnoles se joignent à Migreurop pour exiger la fin des refoulements illégaux et le respect des législations nationale, européenne et internationale“, 2014, https://migreurop.org/article2554.html ; Amnistía Internacional, ”El coste humano de la fortaleza europea“, 2014, https://www.amnesty.org/es/documents/EUR05/001/2014/es/  ; GADEM, APDHA,Migreurop, La Cimade, ”Ceuta et Melilla : centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique”, 2015,  https://www.gadem-asso.org/ceuta-et-melilla-centres-de-tri-a-ciel-ouvert-aux-portes-de-lafrique-2/ ; Irídia, ”Frontera Sur – Accesos terrestres”, 2017 ; Caminando Fronteras, ”Vida en la necrofrontera”, 2020, https://caminandofronteras.org/vida-en-la-necrofrontera/ ; Irídia, ”Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022“, 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf ; Margarita Martínez Escamilla et al, « ‘Hot Returns’: When the State acts outside of the law », Legal Report. (Annex 29 to ND’s Application), 27 June 2014.
  • 72
    Dixième disposition additionnelle de la loi organique 4/2000, du 11 janvier, introduite par la loi organique 4/2015, du 30 mars, de la loi sur la sécurité citoyenne 4/2015.
  • 73
    « 1. Les étrangers détectés à la frontière de démarcation territoriale de Ceuta ou Melilla pendant qu’ils tentent de surmonter les éléments de contention frontaliers pour traverser illégalement la frontière pourront être renvoyés afin d’empêcher leur entrée illégale en Espagne. 2. Dans tous les cas, le renvoi s’effectuera en respectant les normes internationales en matière de droits humains y de protection internationale dont l’Espagne est garante. 3. Les demandes de protection internationale seront formalisées dans les lieux habilités à cet effet aux postes-frontières et elles seront traitées conformément à la législation en vigueur en matière de protection internationale.» (traduction libre du texte de loi espagnol).
  • 74
    Voir : Solanes Corella, A., ”Contra la normalización de la ilegalidad: la protección judicial de los extranjeros frente a las expulsiones colectivas y las devoluciones “en caliente””. Cuadernos Electrónicos de Filosofía del Derecho, 2017 ; Sosa Navarro M., ”Devoluciones en caliente a la luz de la doctrina de la conducta culpable: el asunto N.D. y N.T. contra España ante el TEDH”, Revista de Derecho Comunitario Europeo, 2020 ; Irídia, Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022, 2023 ; Marco Aparicio, ”Las “devoluciones en caliente” y la fría razón de Estado. Un análisis de las implicaciones de la jurisprudencia del Tribunal de Estrasburgo en el contexto de la política de fronteras de la Unión Europea”, 13(3), 2023.
  • 75
    Juge Pinto de Albuquerque, opinion concordante dans l’affaire MA c. Lituanie, arrêt de la CourEDH de 2018, §29.
  • 76
    Comme régulièrement documenté par l’AMDH-Nador.
  • 77
  • 78
    Elsa Tyszler, « Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole », 2019.
  • 79
    Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », 2015 ; Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018.
  • 80
    Migreurop, Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, 2007.
  • 81
    Voir Caminando Fronteras, Informe de análisis de hechos y recopilación de testimonios de la tragedia que tuvo lugar el 6 de Febrero de 2014, 2014 ; Lorenzo Gabrielli, « Récurrence de la crise frontalière : l’exception permanente en Espagne », 2015 ; Observatorio DESC, Tarajal : Desmontando la impunidad en la frontera Sur, 2017; CEAR, Caso Tarajal: 14 muertes y diez años de impunidad, 01.02.24, https://www.cear.es/caso-tarajal/; ECCHR, Case report on el Tarajal, January 2024, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Case_Report_Ceuta_2024Jan.pdf; Elín and others, Joint submission to the UN Committee against Torture for its examination of Spain’s 7th periodic report: Spain’s ineffective investigation into the deadly Tarajal events of 06/02/2014, June 2023.
  • 82
    Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018.
  • 83
    Comme le montrent les nombreuses publications des organisations basées au Maroc telle que l’AMDH et le GADEM, et celle des organisations étrangères telles qu’Amnesty International.
  • 84
    Xavier Ferrer-Gallardo et Lorenzo Gabrielli, Estados de excepción en la excepción del Estado. Ceuta y Melilla, 2018.
  • 85
    Cela est le cas par exemple dans les jugements de Sonko c. Spain (Comité contre la Torture des Nations Unis) ou ND et NT c. Espagne et Doumbe Nnabuchi (Danny) c. Espagne (CEDH). Voir aussi ci-dessous.
  • 86
    Sonko c. l’Espagne, Comité contre la Torture des Nations Unis, affaire 368/2008, vues adoptées le 25.11.2011 (CAT/C/47/D/368/2008).
  • 87
    Sonko v Spain, CAT 368/2008, adopted views of 25.11.2011; Rights International Spain, Comments on the report presented by Spain to the UN CAT for the VI periodic review.
  • 88
    CEAR, « Caso Tarajal: 14 muertes y diez años de impunidad » 01 febrero, 2024, https://www.cear.es/caso-tarajal/ ; Elin, ECCHR and Andalucia Acoge, joint submission to the UN Committee against Torture for its examination of Spain’s 7th periodic report: Spain’s ineffective investigation into the deadly Tarajal events of 06/02/2014, 12.06.2023, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Analysis_of_Spain_s_ineffective_investigation_into_deadly_2014_Tarajal_events__July_2023_.pdf
  • 89
    Blake and Epstein, Listening to black women and girls: lived experiences of adultification bias, Georgetown Law Centre on Poverty and Inequality, 2019, pp.4-5, https://www.law.georgetown.edu/poverty-inequality-center/wp-content/uploads/sites/14/2019/05/Listening-to-Black-Women-and-Girls.pdf; Van Cleve, “Systemic triage: implicit racial bias in the criminal courtroom”, The Yale Law Journal, 2016, p.882, https://www.courts.ca.gov/documents/BTB24-PreCon2D-3.pdf; Rachlinski et al., “Does unconscious racial bias affect trial judges”, Cornwell Law School, 2009, https://scholarship.law.cornell.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1691&context=facpub
  • 90
    CEAR, “CEAR celebra que el Tribunal Constitucional admita a trámite el recurso de amparo por el caso Tarajal”, 28.06.2023, https://www.cear.es/recurso-amparo-caso-tarajal/.
  • 91
    ECCHR, Ludovic N. c. Spain: case summary, 01.02.2024, https://www.ecchr.eu/fileadmin/user_upload/Jan_24_Summary_Ceuta_case.pdf
  • 92
    Pour une analyse plus détailée de ces cas et de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, D. Rodrik and H. Hakiki, “Accessing borders, accessing justice? The European Court of Human Rights’ jurisprudence on pushbacks at land borders,”, Asyl, Schweizerische Zeitschrift für Asylrecht und –praxis ǀ Revue Suisse pour la pratique et le droit d’asile, 1, 2023.
  • 93
    El País, El Tribunal Constitucional avala las devoluciones en caliente de inmigrantes, 19.11.2020, https://elpais.com/espana/2020-11-19/el-tribunal-constitucional-avala-las-devoluciones-en-caliente.html; for an academic analysis of the Constitutional Court’s decision, see Ana Fernández Pérez, The illegality of border rejection and “hot” refoulement in front of the European Court of Human Rights and the Spanish Constitutional Court, 2021, https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://e-revistas.uc3m.es/index.php/CDT/article/download/6255/5032/&ved=2ahUKEwiV5e7j07eFAxXr1wIHHUz_AwIQFnoECA8QAQ&usg=AOvVaw21dfXL6EnYrQHNsky9OfdM
  • 94
    Ici le terme refoulement est utlisé dans le sens usuel plutôt que juridique. Voir commentaire plus haut.
  • 95
    DD c. l’Espagne, Comité pour les Droits de l’Enfant des Nations Unis (4/2016), vues adoptées le 01.02.2019 (CRC/C/80/D/4/2016).
  • 96
    Leiden Children’s Rights Observatory, Third Follow-up Progress Report on Individual Communications, 12.04.2022, https://www.childrensrightsobservatory.org/discussions/third-follow-up-progress-report-on-individual-communications
  • 97
    Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme : L’impérialisme, traduit par M. Leiris, révisé par H. Frappat, Paris : Fayard, 2006 (1951).
  • 98
    Sur cette affaire voir aussi : Sosa Navarro M., «Devoluciones en caliente a la luz de la doctrina de la conducta culpable: el asunto N.D. y N.T. contra España ante el TEDH», Revista de Derecho Comunitario Europeo, 2020 ; Marco Aparicio, « Las “devoluciones en caliente” y la fría razón de Estado. Un análisis de las implicaciones de la jurisprudencia del Tribunal de Estrasburgo en el contexto de la política de fronteras de la Unión Europea », 2023.
  • 99
  • 100
    Pour un aperçu de la base factuelle de l’affaire ainsi que de son contentieux, voir le documentaire “The Gourougou Trial”, de Simon Casal et Santi Palacios (2022).
  • 101
    Les rapports suivants étaient notamment annexés à la demande initiale: Euro-Mediterranean Human Rights Network, Factsheet: Asylum and Migration in Maghreb – Morocco, December 2012; Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Juan E. Méndez. Additif. Mission au Maroc advance unedited version, A/HRC/22/53/Add.2, February 2013; Médecins Sans Frontières, Violence, Vulnerability and Migration: Trapped at the Gates of Europe, March 2013; AMDH, Rapport parallele au premier rapport du Maroc sur la mise en oeuvre de la convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des members de leur famille, April 2013 ; M Cherti and P Grant, « The Myth of Transit : Sub-Saharan Migration in Morocco » (Institute for Public Policy Research), June 2013 ; GADEM et al., Rapport sur l’application au Maroc de la Convention international sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, August 2013 ; GADEM, Note à l’attention du Comité de protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille sur l’application au Maroc de la Convention sur l’application internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, August 2013 ; UN Committee on the Protection of the Rights of All Migrant Workers and Members of their Families, Observations finales concernant le rapport initial du Maroc, CMW/C/MAR/CO/1, 8 October 2013 ; 18. Euro-Mediterranean Human Rights Network, Maghnia – Crossing the Uncrossable Border. Mission report on the vulnerability of Sub-Saharan migrants and refugees at the Algerian-Moroccan border, December 2013; Human Rights Watch, Abused and Expelled. Ill-Treatment of Sub-Saharan African Migrants in Morocco, February 2014.
  • 102
    Voir par exemple : Sergio Carrera, “The Strasbourg Court Judgement N.D. and N.T. v Spain: A Carte Blanche to Push Backs at EU External Borders?”, 2021.
  • 103
    UN Human Rights Council, Promotion and protection of the human rights and fundamental freedoms of Africans and of people of African descent against excessive use of force and other human rights violations by law enforcement officers, 28.06.2021, A/HRC/47/CRP.1, https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Racism/A_HRC_47_CRP_1.pdf.
  • 104
    Arrêt de la Grande Chambre, §27.
  • 105
    Le procès Gourougou, extraits de l’audience de la Grande Chambre, également disponibles sur le site web de la Cour européenne des droits de l’homme à l’adresse https://www.echr.coe.int/w/n.d.-and-n.t.-v.-spain-no.-8675/15-.
  • 106
    Elsa Tyszler, « Se battre aux frontières de Ceuta et Melilla », Presses Universitaires de Vincennes, 2024.
  • 107
    Voir notamment rapports du GADEM et de l’AMDH Nador pour cette période.
  • 108
    Elsa Tyszler, “Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole”, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8, 2019.
  • 109
    Par exemple, en 2014, une entrée importante par les barrières se produit à la suite d’un incident : celui du contrôle du yatch du Roi Mohamed VI par la Guardia Civil dans les eaux de Ceuta. Voir : El Mundo, « Mohamed VI llamó a Felipe VI para quejarse de que la Guardia Civil le diese el alto frente a Ceuta », 25/08/2014.
  • 110
    Mouvement indépendantiste sahraoui, créé en 1973 pour lutter contre l’occupation espagnole, il est opposé depuis 1976 au Maroc pour le contrôle du Sahara occidental.
  • 111
  • 112
  • 113
    https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/19/comprendre-la-crise-migratoire-sans-precedent-a-ceuta_6080732_3210.html
    Grâce à la collaboration entre l’Espagne et le Maroc, les descentes de police et les arrestations se sont poursuivies pendant des semaines, et environ 7 000 personnes ont été expulsées. Voir Iridía et Novact,, Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021-2022 (rapport), 2023.
  • 114
  • 115
  • 116
    AMDH Nador 2023
  • 117
    AMDH Nador 2023
  • 118
  • 119
  • 120
    Le Défenseur des droits est saisi et déposera plusieurs plaintes visant le Secrétariat d’État à la sécurité (ministère de l’Intérieur). Voir : https://www.defensordelpueblo.es/resoluciones/actuaciones-y-medidas-de-los-cuerpos-y-fuerzas-de-seguridad-del-estado-en-melilla/ Voir aussi le cas soutenu par l’organisation Irídia d’un jeune Malien ayant porté plainte contre la Guardia Civil pour avoir perdu définitivement la vue d’un œil après sa répression lors de la tentative du 2 mars 2022  : https://Irídia.cat/es/un-joven-que-perdio-la-vision-del-ojo-por-un-golpe-con-una-porra-en-la-cabeza-tras-saltar-la-valla-de-melilla-presenta-una-querella-contra-la-guardia-civil/ ; sur l’usage disproportionné de la violence sur les migrants les 2 et 3 mars 2022, les organisations Irídia et Solidary Wheels ont déposé une plainte auprès du Défenseur des droits espagnol (dossier n°18010408).
  • 121
    AMDH Nador 2023
  • 122
    AMDH Nador 2023
  • 123
  • 124
  • 125
    L’utilisation de matériel antiriot a été supprimée après le massacre de Tarajal en 2014. Voir l’interview pour le rapport de Irídia-Novact Stop Balas de Goma 2021, p. 62. https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2021/06/Informe-Balas-de-Goma_V2.pdf
  • 126
    AMDH Nador, 2023
  • 127
    Voir Le Monde, L’Espagne renoue avec le Maroc après un an de brouille, 8 avril 2022
  • 128
    https://www.france24.com/fr/afrique/20220407-madrid-et-rabat-scellent-un-nouveau-partenariat-apr%C3%A8s-une-longue-crise
  • 129
    Voir rapport AMDH 2023, p.29.
  • 130
    AMDH Nador, 2023
  • 131
    AMDH Nador, 2023
  • 132
    AMDH Nador, 2023
  • 133
    AMDH Nador, 2023
  • 134
    AMDH NAdor 2023
  • 135
    Tyszler, 2019
  • 136
    Courrier n°2077 de la Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, 9 septembre 2022 ; voir aussi : https://telquel.ma/instant-t/2022/06/20/une-centaine-dofficiers-marocains-blesses-lors-dune-tentative-de-passage-a-melilla_1772314/
  • 137
  • 138
  • 139
    Voir l’interview avec Khalid Zerouali, Wali Directeur de la Migration et de la Surveillance des Frontières au Ministère de l’Intérieur marocain déclare : « Nos services de l’ordre ont agi selon la doctrine qui est une doctrine de maintien de l’ordre. Les gens qui étaient devant eux, c’était des gens aguerris avec une formation militaire. Avec des gens qui ont fait de la guerre, des gens qui ont évolué, qui ont participé dans des zones de tension. Et donc c’est des gens qui n’étaient pas des migrants, je dirais, comme ceux qu’on a d’habitude. » BBC, 1er Novembre 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd
  • 140
  • 141
  • 142
    Lettre de la mission permanente du Royaume du Maroc à Genève, numérotée 2077, en réponse à la communication conjointe AL MAR 2/2022.
  • 143
    José Bautista, “No entré en la Guardia Civil para esto”: hablan los agentes desplegados en la frontera de Melilla el 24J”, Publico, 23.06.2023.
  • 144
    AMDH Nador, “La tragédie au poste-frontière de Barrio Chino”, 2022 ; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador- Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe- Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort. » Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla, 2022, https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/ ; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022, https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ; Lighthouse Reports, ENASS, El País, Le Monde, Der Spiegel, The Independant, “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022 ; Irídia, « Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022 » (rapport), 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe- FS.pdfhttps://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf
  • 145
    Voir les déclarations du ministre de l’Intérieur marocain : https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, “Réponse des autorités marocaines à la communication conjointe AL MAR 2/2022”, Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Genève, 2022.
  • 146
    Voir les déclarations du président du gouvernement espagnol le jour-même du massacre : https://www.europapress.es/nacional/noticia-sanchez-elogia-trabajo-marruecos-intentar-evitar-asalto-violento-melilla-20220624162149.html ; https://elpais.com/espana/2022-09-21/el-ministro-del-interior-comparece-sobre-la-tragedia-en-la-valla-de-melilla-del-pasado-junio.html ; le rapport du Procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022 ; ou encor les déclarations faites un an après le massacre : https://www.es.amnesty.org/en-que-estamos/noticias/noticia/articulo/pedro-sanchez/
  • 147
    Extrait de propos retranscrits par nos soins, contenus dans la vidéo de l’enquête menée par la BBC : https://www.bbc.co.uk/news/extra/z8i55dsu8w/spain-morocco-border (à partir de 18’50).
  • 148
  • 149
    Retranscription et traduction libre des propos du ministre à partir de la vidéo de son intervention, voir : https://www.europapress.es/epsocial/migracion/noticia-marlaska-justifica-reaccion-policial-violento-asalto-migrantes-melilla-rechazo-frontera-20220921132034.html
  • 150
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  • 152
    Courrier envoyé le 13 juillet 2022 sous la référence AL MAR 2/2022, rédigé à l’attention des autorités marocaines par la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance ; le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine ; le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants par le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme.
  • 153
    Courrier AL MAR 2/2022, page 1.
  • 154
    Courrier AL MAR 2/2022, page 1.
  • 155
    Courrier AL MAR 2/2022, page 1.
  • 156
    Mission Permanente du Royaume du Maroc à Genève, “Réponse des autorités marocaines à la communication conjointe AL MAR 2/2022”, Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme, Genève, 9 septembre 2022.
  • 157
  • 158
    Courrier envoyé le 13 juillet 2022 sous la référence AL MAR 2/2022, rédigé à l’attention des autorités marocaines par la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance ; le Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine ; le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants par le Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme.
  • 159
    Ce n’est pas la première fois que ce vocabulaire est utilisé. En effet, son utilisation dans le contexte du massacre de Ceuta – un contexte maritime – montre son absurdité et le fait que son utilisation n’est pas justifiée pour décrire un mouvement physique (qui est complètement différent sur terre et sur mer) mais pour déshumaniser et absoudre. Voir : https://www.elconfidencial.com/espana/2019-10-02/tarajal-guardias-civiles-recurso-abogacia-del-estado_2265475/
  • 160
    Voir le discours du ministre : https://www.youtube.com/watch?v=GmixGjlvzLQ
  • 161
    Rapport du procureur Général de l’État Espagnol, Procédure d’Enquête n°1/2022, Madrid, 22 décembre 2022, p. 3.
  • 162
    Lighthouse Reports, Reconstructing the Melilla Massacre, 29.11.22, https://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/
  • 163
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    Les contributions suivantes ont notament influencé notre reflection: Jacques Rancière, « L’image intolérable », dans Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique éditions, 2008 ; Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003 ; Ariella Azoulay, Different Ways Not to Say Deportation, 2013; Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016 ; Teju Cole, Black Paper, Writing in a Dark Time, 2021.
  • 166
    Voir en particulier Christina Sharpe, In the Wake: On Blackness and Being, Duke University Press, 2016.
  • 167
    Pour le concept de “droit à l’opacité”, voir Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Éditions Gallimard, 1990.
  • 168
    Des images filmées le 24 juin ainsi que des nombreux témoignages de survivants démontrent l’hétérogénéité des positionnements des forces de l’ordre dans l’usage de la violence contre les migrants ce jour. À plusieurs reprises au cours des évènements, des agents marocains ont exprimés à d’autres qu’ils allaient trop loin dans la répression physique contre des migrants, souvent déjà à terre. Ils ne sont pas parvenus à freiner le déchaînement de violence de leurs collègues.
  • 169
    AMDH Nador, Rapport annuel migration 2022, 2023
  • 170
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  • 172
    Des pratiques violant ces normes ont été dénoncée dans un rapport conjoint d’associations basées en Espagne (Amnistía Internacional, Irídia, SIR[A], Mundo en Movimiento, la APDHA, Solidary Wheels, el Institut de Drets Humans de Catalunya, SOS Racismo Madrid) remis au Comité des Nations Unies contre la torture : https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=INT%2FCAT%2FCSS%2FESP%2F53034&Lang=en
  • 173
    Comité pour les Droits de l’Enfant des Nations Unis, Observation Générale n°6 (2005) sur le Traitement des Enfants Non-Accompagnés et des Enfants Séparés en Dehors de leurs Pays d’Origine, CRC/GC/2005/6, 1 September 2005, para. 31.
  • 174
    Plusieurs chercheurs ont décrit l’attribution très inégale par les États du droit de se déplacer à travers les frontières. Stefan Mau et ses collègues, par exemple, ont analysé l’évolution de la géographie des exemptions de visa au fil du temps, démontrant que si les citoyens des pays de l’OCDE et des pays riches ont gagné en droits de mobilité au cours des 50 dernières années, ceux-ci ont stagné ou même diminué dans d’autres régions, en particulier pour les citoyens des pays africains, ce qui a conduit à une “fracture mondiale de la mobilité”. Stefan Mau, Fabian Gülzau, Lena Laube, and Natasha. Zaun. “The Global Mobility Divide: How Visa Policies Have Evolved over Time.” Journal of Ethnic and Migration Studies 41(8), pp. 1192–1213. 2015. Alors que les politiques de visa sont généralement formulées en termes techniques neutres, la géographie de l’inclusion et de l’exclusion qui a ainsi émergé utilise en fait la catégorie de la citoyenneté pour attribuer de manière discriminatoire le droit de se déplacer aux populations du Nord et du Sud de la planète (Passport Index 2020). Ces divisions s’inscrivent à leur tour dans une géographie mondiale de la race et de la classe, qui accentue encore la polarisation de l’accès réel aux infrastructures de mobilité. En conséquence, nous assistons à des expériences de mobilité radicalement divergentes, et “certaines personnes parcourent le globe comme des maîtres, d’autres comme des esclaves”. Ghassan Hage, “Etat De Siège: A Dying Domesticating Colonialism?” American Ethnologist , Wiley, 43, pp.38–49. 2016. Etienne Balibar a longtemps décrit ces tendances comme conduisant à la formation d’une forme d’”apartheid mondial”, faisant référence au régime sud-africain pour souligner la logique hiérarchique de séparation à l’œuvre à l’échelle mondiale, générant des (im)mobilités très inégales et façonnant à leur tour des inégalités durables de statut et de conditions au sein des sociétés. Etienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple, 2001.
  • 175
    Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, “UN expert condemns failure to address impact of climate change on poverty”, 25 June 2019, https://www.ohchr.org/en/press-releases/2019/06/un-expert-condemns-failure-address-impact-climate-change-poverty?LangID=E&NewsID=24735
  • 176
    E. Tendayi Achiume, Racial Borders, 110 Georgetown Law Journal 445, 2022.
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    1 AMDH-Nador, Rapport annuel sur la migration 2022, 2023.
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    1 AMDH-Nador, Rapport annuel sur la migration 2022, 2023.
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  • 184
    Le correspondant de El Pais au Maroc, deux journalistes de El Faro de Melilla et des journalistes de El Diario : https://www.eldiario.es/desalambre/marruecos-esfuerza-ocultar-restos-muertes-salto-melilla_1_9123978.html
  • 185
  • 186
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 187
  • 188
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 189
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration, année 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 190
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 191
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 192
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf
  • 193
    AMDH-Nador, « Rapport annuel sur la migration 2022 », 2023, https://viacampesina.org/es/wp-content/uploads/sites/3/2023/07/rapport-migration-2022-AMDH-Nador.pdf . Voir aussi le reportage de Vice News : https://www.youtube.com/watch?v=IhgLQ06yIYQ
  • 194
  • 195
    Voir : https://www.facebook.com/photo.php?fbid=590643499768034&set=pb.100064671673167.-2207520000&type=3 ; https://enass.ma/2023/04/17/migration-le-maroc-epingle-a-geneve/. Traduction : Comité du 24 juin des familles de disparus soudanais au Maroc. Communiqué de presse.
    Afin d’exiger la révélation du sort de tous les Soudanais disparus au Royaume du Maroc, le Comité du 24 juin des familles de Soudanais disparus au Maroc annonce l’organisation d’une manifestation pacifique devant l’Ambassade du Maroc à Khartoum le dimanche 12 mars 2023, à onze heures du matin.
    Afin d’assurer le succès de cette lutte, le Comité du 24 juin appelle toutes les familles soudanaises qui recherchent leurs enfants depuis plus de huit mois à se joindre à cette manifestation devant l’ambassade du Maroc à Khartoum. Elles sont encouragées à déployer des banderoles et des photos de leurs enfants disparus pour exprimer leur refus d’accepter tout retard dans la révélation du sort de leurs proches et pour exiger une réponse positive des autorités marocaines aux demandes des familles, notamment en ce qui concerne l’identification du lieu où se trouvent les personnes disparues et la libération des détenus. – Khartoum, le 7 mars 2023.
  • 196
  • 197
  • 198
    En août 2022, un communiqué est rédigé par un collectif de cinq associations dont l’Association marocaine des droits humains (AMDH), le Collectif des communautés subsahariennes au Maroc (CCSM), l’Association d’aide aux migrants en situation de vulnérabilité (AMSV), ATTAC Maroc et Caminando fronteras (Espagne). Voir aussi : https://enass.ma/2022/08/16/drame-de-nador-melilla-un-acharnement-judiciaire-contre-les-refugies/
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  • 200
  • 201
    Voir les différentes décisions de justice rendues publiques.
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    Voir le post de blog rédigé par les chercheuses Elisa Floristán Millán et Cléo Marmié  : https://blogs.law.ox.ac.uk/border-criminologies-blog/blog-post/2022/07/letting-cross-letting-die-dark-friday-melilla
  • 206
  • 207
    AMDH Nador, “La tragédie au poste frontière de Barrio Chino”, 2022 ; AMDH Nador, “Rapport annuel 2022 sur la migration”, 2023 ; Caminando Fronteras, “Informe – Víctimas de la frontera Nador-Melilla el 24/6/2022”, 2022, https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2023/01/Informe-Masacre-Nador-Melilla-ES.pdf ; Amnesty International, « Ils l’ont frappé à la tête pour voir s’il était mort. » Éléments attestant de crimes de droit international commis par le Maroc et l’Espagne à la frontière à Melilla, 2022 https://www.amnesty.org/fr/documents/mde29/6249/2022/fr/ ; BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022 https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ; Lighthouse Reports, ENASS, El País, Le Monde, Der Spiegel, The Independant, “Reconstructing the Melilla Massacre”, 2022 ; Irídia, « Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022 » (rapport), 2023, https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdfhttps://www.lighthousereports.com/investigation/reconstructing-the-melilla-massacre/ ; Irídia, “Vulneración de derechos humanos en la Frontera Sur del Estado español 2021 – 2022″, 2023 https://Irídia.cat/wp-content/uploads/2023/05/CAST-informe-FS.pdf
  • 208
    Publico, ” Cinco organizaciones presentan una querella para que vuelva a investigarse la tragedia”, 16 June 2023. https://www.publico.es/sociedad/cinco-organizaciones-presentan-querella-vuelva-investigarse-tragedia-melilla.html
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  • 210
  • 211
  • 212
  • 213
    Parlement Européen, Briefing : Walls and fences at EU borders, 2022.
  • 214
    Migreurop, Atlas des migrations dans le monde : libertés de circulation, frontières, inégalités, 2022 ; Charles Heller et Bernd Kasparek, « Le pacte européen contre les migrations », Revue Mouvements, 2020.
  • 215
    Déclaration conjointe, 161 organisations de la société civile appellent les députés européens à rejeter le pacte européen sur les migrations, 9 avril 2024, https://migreurop.org/article3249.html
  • 216
    BBC Africa Eye, “Death on border”, 2022 https://www.bbc.co.uk/programmes/p0dbnttd ;

Date of Publication

June 18, 2024

Date de L’incident

June 24, 2022

Localisation

Frontière entre Nador, Maroc, et Melilla, Espagne

Collaborateurs

Association Marocaine des Droits Humains (AMDH)
Irídia – Centro de Defensa de Derechos Humanos

Méthodologies

remote sensing
geospatial analysis

Financement Supplémentaire

Robert Bosch Foundation
City of Geneva
medico international
Rosa-Luxemburg Foundation
Förderverein Pro Asyl
Swiss National Science Foundation

Les mots-clés

anti-Black racism, border control, impunity, massacre, push-back, Remote Sensing

Additional Languages

English,Español,عربي,